La Part De L'Autre
ajouta Adolf, inquiet.
Depuis
qu'il était retourné au combat et qu'il avait eu la
joie de retrouver ses amis vivants, il craignait à chaque
instant qu'il leur arrivât quelque chose. Leur groupe s'était
reformé, rendu plus fort des dangers traversés,
toujours muet sur les sentiments qui l'unissaient, seule parcelle
d'humanité dans ce monde qui perdait le cœur et la
raison.
La guerre n'est plus une guerre à la mesure de l'homme,
continua Adolf. C'est une guerre de métal, de gaz et d'acier,
une guerre de chimistes et de forges, une guerre d'industriels où
nous, pauvres tas de chair, nous ne servons plus à combattre
mais à vérifier que les produits tuent bien.
Tu
as raison, dit Bernstein. C'est une guerre d'usines, plus une guerre
d'hommes. Celui gagnera sera celui qui aura craché le plus de
ferraille Nous,
nous ne comptons pour rien. Quand j'ai vu arriver les premiers tanks,
ces tonnes d'acier qui passent partout et écrasent tout, j'ai
compris que nous étions inutiles. A quoi bon avoir du courage
et de l'adresse devant une machine qui, de toute façon, te
résiste et t'anéantit ?
Qu'est-ce
que vous racontez ? s'exclama Neumann. A vous
entendre, vous ne feriez la guerre que si vous pouviez tuer à
bout portant, les yeux dans les yeux. C'est ça ?
Oui.
Eh
bien moi, je suis ravi de ne pas voir sur quoi je tire, de mitrailler
dans le lointain, de jeter des grenades dans la direction qu'on
m'indique. Si j'avais des hommes en face de moi, je ne sais pas si
j'y arriverais.
N'importe
comment, dit Bernstein, je ne veux pas faire de guerre. Je ne veux
plus faire partie d'aucune nation.
Il
faudra bien que tu vives quelque part, objecta Adolf.
Quelque
part, oui, mais dans un pays, pas dans une nation.
Quelle
différence ?
Un
pays devient une nation quand il se met à détester tous
les autres pays. C'est la haine qui fonde la nation.
Je
ne suis pas d'accord, dit Neumann. Une nation, c'est un pays qui
s'organise pour t'assurer de vivre en paix.
Ah
oui ? Y aurait-il des guerres s'il n'y avait pas de nations ? Que
faisons-nous ici ? Parce qu’un Serbe
a tué un Autrichien, l'Allemand et l’Autrichien font la
guerre au Français, à l'Anglais, à l'Italien,
à l'Américain,
au Russe. Tu peux m'expliquer ça autrement que par une logique
de haine ? Le nationalisme est une névrose fatale, mon bon
Neumann, et, pour parler comme le docteur Freud, il devient une
psychose irréversible lorsqu'il vire au patriotisme. Si tu
admets le principe de la nation, tu admets le principe d’un
état de guerre permanent.
Ils
écoutèrent le grondement du front au loin. Le paysage
se tenait aux aguets. Comme d'habitude, l’acier se déchaînerait
pendant la nuit.
Après
la guerre, j'irai m'installer à Paris, déclara
Bernstein.
Paris
? Pourquoi Paris ?
Parce
que c'est là que la peinture moderne s'invente depuis trente
ans.
A
Montmartre ?
Non.
C'est dépassé. A Montparnasse. Je loue un très grand
atelier rue Campagne-Première et je m'ins talle.
Dis-moi,
tu as l'air de bien connaître tout ça.
J'ai
mes relations.
Bernstein
se tut mystérieusement. Adolf et Neumann, connaissant la
pudeur maladive de leur ami quant à ses amours, n'insistèrent
pas.
Bernstein
releva la tête et sourit à pleines
dents.
Qui
m'aime me suive ! A Montparnasse ?
A
Montparnasse !
A
Montparnasse !
Et
les trois amis riaient, heureux à l'idée
bienfaisante que leur avenir leur fût restitué.
« En
attendant, il va falloir tenir », songea Adolf avec
angoisse.
En
arrière vite !
La
troupe se replia. La tranchée étant pénétrée
par les Anglais à ses
deux extrémités, les Allemands se résolurent à l'abandonner
et coururent se mettre à
l’abri dans
le boyau suivant.
A
gauche ! Celui-ci est pris aussi. A gauche ! Vite !
On
partit à gauche.
En
cette nuit d'octobre 1918, le régiment de l'estafette Hitler
se trouvait pour la troisième fois depuis 1914 sur cette même
terre boueuse. Après avoir été leur villégiature
de repos, le village de Comines était devenu le champ de
bataille. Les Anglais avançaient pied à pied.
A
part Hitler, tout le monde savait que la guerre, après quatre
ans de maladie chronique, allait maintenant sur sa fin. L'Allemagne
reculait. En quelques mois, elle venait de perdre un million
d'hommes, d'épuiser ses réserves de vivres, de
munitions et de moral.
Hitler
refusait d'envisager une
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