La Part De L'Autre
parmi
tant de corps et de visages inconnus.
Peut-être
voyez-vous déjà. Sans doute même. Je vous impose
un bandage complet par prudence.
Mais
les mains, docteur, pourquoi est-ce que vous m'attachez les mains au
lit ?
Je
ne veux pas que vous vous frottiez les yeux. Si vous le faisiez,
alors vous risqueriez d'enflammer les globes et les paupières
au point de rendre la cécité définitive cette
fois-ci.
Je
vous jure que...
C'est
pour votre bien, caporal Hitler. Pensez-vous que j'aie envie de
mettre des menottes à un héros ayant reçu la
Croix de fer de première classe ? Je veux vous voir guérir
parce que vous le méritez.
Hitler
se tut et consentit. Le docteur Forster savait qu'on obtenait
l'obéissance d'Hitler si on le flattait judicieusement. «
Curieux homme, pensa-t-il, capable de tout endurer si on le reconnaît
comme un être exceptionnel. Etrange courage fondé sur
une estime de soi défaillante. Rarement vu un ego aussi fort
et aussi faible à la fois. Fort car il se pense le centre
absolu du monde, truffé de certitudes inébranlables,
persuadé de penser toujours juste. Faible car il a un besoin
dévorant que les autres distinguent ses mérites, le
rassurent sur sa valeur. Tel est le cercle vicieux des égocentriques
: leur ego demande tant qu'ils finissent par avoir besoin d'autrui.
Ce doit être épuisant. Il vaut mieux n'être qu'un
simple égoïste. »
Le
docteur Forster quitta la salle pour rejoindre l'équipe
médicale qu'il essayait de convertir aux nouvelles méthodes
d'investigations mises au point par le docteur Freud à Vienne.
Le
voisin de lit d'Hitler, un certain Bruch, dit de sa voix sifflante :
Pas
de pot, mon gars ! Si tu guéris, tu ne pourras même pas
avoir une pension d'invalidité. Dommage ! Pour un peintre,
devenir aveugle, ça pouvait rapporter un joli petit magot à
vie.
Hitler
ne répondit pas. Il ne savait pas, à cette heure, ce
qui le décourageait le plus : perdre la vue ou entendre ces
réflexions de couards profiteurs.
Camarades,
la révolution approche, commença Goldschmidt.
Hitler
soupira d'impatience. Goldschmidt le Rouge allait les polluer tout
l'après-midi avec ses discours marxistes. Tout allait défiler
: la réussite de la Révolution russe, l'ère
nouvelle de liberté et d'égalité, le dynamisme
des travailleurs qui prenaient enfin leur vie en main, la
dénonciation des capitalistes qui tuent et affament, etc.
Hitler éprouvait des sentiments ambigus par rapport à
cette nouvelle idéologie ; il n'avait pas encore pris
position, faute de réussir une synthèse. Certains
points lui plaisaient, d'autres pas. Il appréciait la
dénonciation de la bourgeoisie des villes, les phrases contre
les profiteurs, la Bourse, la finance mondiale. Mais il avait été
choqué par la grève des munitions déclenchée
par les syndicalistes en vue d'obtenir une paix anticipée et
il résistait fortement à l 'internationalisme.
Cette doctrine d'origine juive et slave voulait
abolir les différences entre les nations et établir un
ordre supérieur qui ne tienne plus compte des patries. Alors,
songeait Hitler, à quoi bon cette guerre ?
Alors ce ne serait plus une supériorité d'être
allemand ? Allait-on mettre à bas la monarchie ? Deux ou trois
fois, il avait voulu participer à la discussion qui
passionnait tous les blessés de Pasewalk mais, à son
habitude, maladroit, confus, sans autorité, il n'était
pas parvenu à se faire entendre et avait rapidement préféré
se retrancher dans le silence.
Le
lendemain, il sentit une pression douce sur sa main.
Caporal
Hitler, nous allons vérifier que votre vue revient. Je vais
vous enlever vos bandages. Attention, serrez les dents, ce peut être
douloureux.
Hitler
eut tellement peur du résultat qu'il faillit demander qu'on le
laissât sous ses compresses et ses gazes. Et s'il ne voyait
plus ?
Mais
le visage du docteur Forster lui apparut dans un monde flou et
piqueté de points rouges. Le visage du clinicien était
étonnamment gros, jeune et rose ; il s'était laissé
pousser un collier de barbe et avait mis des lunettes pour se
vieillir mais les petits poils follets roux et la rondeur étonnée
des verres contribuaient encore à le rajeunir, lui donnant
l'aspect d'un nourrisson déguisé en étudiant.
Je
vois, dit Hitler.
Combien
ai-je de doigts ? demanda Forster en en montrant trois.
Trois,
murmura Hitler en pensant qu'on le prenait vraiment pour un crétin.
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