La Part De L'Autre
cahots de la camionnette puis les sifflements du train, la phrase
entendue dans son enfance lui revenait avec le flux et le reflux des
fièvres.
«Tu
mourras par où tu as péché. »
Il
était peintre. Il perdait les yeux. Il ne peindrait plus et
son infirmité l'excluait du front. S'il ne mourait pas,
qu'allait-il devenir ?
Adolf
H., Neumann et Bernstein savaient qu'ils menaient sans doute leur
dernier combat. Ils le livraient sans le livrer, à peine
présents à ce qu'ils entreprenaient, comme s'il se fût
agi de la répétition d'une pièce et non du
spectacle réel.
Ils
auraient eu envie de s'économiser, mais le déchaînement
des forces ennemies ne le permettait pas. Ils auraient eu envie de se
protéger, mais l'entraînement de la violence les
obligeait à se battre. Ils auraient eu envie de se faire
porter malades, mais ils avaient été attirés,
une ultime fois, en esthètes, par la splendeur inutile du
dernier combat.
La
pleine lune favorisait les vols d'avions. Les obus pleuvaient avec
force, démontrant à chaque instant la force matérielle
écrasante de l'ennemi.
Tenir
jusqu'à l'aube, se répétait Adolf.
Les
fantassins français arrivaient de toute part. Il fallait
reculer. Les trois amis se séparèrent au gré des
ordres et des circonstances.
Adolf
traversa cette nuit en somnambule. Du guerrier, il avait les gestes
routiniers, les excellents réflexes, mais son esprit était
déjà ailleurs, au lendemain, au surlendemain, à
la paix.
Tenir
jusqu'à l'aube.
Plusieurs
fois, il constata avec indifférence que son compte avait
failli être bon. Les balles le rasaient. Les shrapnells
envoyaient leurs nuées contre lui. Il s'en m oquait.
Tenir
jusqu'à l'aube.
Il
eut peur que son détachement prématuré ne lui
jouât un tour. Il tenta de se forcer à avoir peur. En
vain.
Tenir
jusqu'à l'aube.
L'aube
était là, enfin, porteuse de promesses. Le vacarme
commença à faiblir à mesure que croissait la
lumière.
Adolf
marcha longtemps pour rejoindre l'ultime poste d'état-major
arrière.
En
s'approchant, aux mines grises des officiers, il sut qu'il avait
raison. On venait de l'annoncer officiellement : la guerre était
perdue.
Il
s'assit sur un banc de ferme et s'offrit aux rayons du soleil. Il
prit un bain de lumière. Les feux pâles de l'hiver le
chauffaient avec lenteur, lui procurant la détente d'une
longue douche, le lavant de quatre années de sueur,
d'angoisse, de peur mortelle. Cette aube enfin était une aube
véritable, celle qui décide d'un jour nouveau. Sa vie
et son avenir lui étaient restitués.
Neumann
vint le rejoindre. Il s'assit sans un mot. La même force
passait en eux. Ils savaient qu'ils étaient heureux.
Les
blessés de la nuit commençaient à arriver.
Les
valides aidaient les impotents. Deux brancardiers amenaient un tas de
chair gémissant sur une civière.
Piqûre, cria l'infirmier avec une expression d'épouvante.
Le
médecin s'approcha et marqua un temps d'arrêt devant
l'horrible spectacle. Il détourna les yeux, saisit le bras de
l'homme et lui injecta du calmant. Adolf et Neumann s'approchèrent.
Le soldat avait eu le visage arraché. Il n'avait plus d'yeux,
plus de nez, plus de bouche. Et pourtant, il vivait. Dans cette
bouillie de viande, parmi ce sang qui coulait, il y avait encore une
bouche qui voulait parler, un menton qui s'agitait par habitude, un
garçon qui cherchait à appeler ses camarades, mais il
ne sortait plus de cette charpie humaine qu'une compote de sons.
Regarde
sa main, dit Adolf.
Le
soldat portait une bague d'argent à l'annulaire. C’était
Bernstein.
C'est
une intoxication à l'ypérite. Vous allez retrouver la
vue petit à petit.
Le
docteur Forster rassurait le blessé au milieu des plaintes,
dans la grande salle commune.
Contrairement
à ce que vous sentez, vos yeux n'ont pas été
détruits et vous n'êtes pas atteint de véritable
cécité. Il s'agit d'une conjonctivite très aiguë
accompagnée d'un gonflement des paupières.
Hitler
l’écoutait, mais avait du mal à le croire. Il
demeurait punaisé dans les ténèbres. Il savait
qu'il se trouvait à l'hôpital de Pasewalk, mais il n'en
avait rien vu, il comprenait qu'il était soigné par le
docteur Forster, mais il ne pouvait dire si celui-ci était
brun, blond ou roux, il connaissait tous ses voisins de chambrée
parleurs noms, leurs voix et leurs récits et c'était
pour lui une intimité intolérable que de coucher
Weitere Kostenlose Bücher