La passagère du France
changeant en nuances mauves, puis en trouées de vert émeraude et de noir. Dans le ciel, des nuages lourds s’étaient amoncelés au fur et à mesure de la matinée. Il avait suffi de quelques minutes et l’écume, blanc vif l’instant d’avant, s’était troublée et avait pris un aspect couleur d’huître, opaque. À la rapidité du changement, Andrei déduisit que le vent devait souffler à plus de sept noeuds. Çà et là volaient quelques moutons épars qui confirmèrent ses inquiétudes.
— Il y aura tempête, dit-il sobrement.
— Sûr, acquiesça Gérard. On va avoir du boulot ce soir, ça va rouler et tanguer en bas. Il va falloir s’accrocher.
Il avait écrasé sa cigarette d’un geste appliqué dans le cendrier de verre et s’était levé à son tour pour voir lui aussi l’état de l’océan. Andrei semblait ailleurs.
— À quoi peut-il penser encore ? se demanda Gérard. Il savait que ça ne servirait à rien de lui poser la question. Andrei ne se confiait jamais. Qui était Andrei ?
Là-haut, les dernières trouées de ciel bleu avaient fini de disparaître, englouties dans la masse des milliards et des milliards de particules d’eau prêtes à tomber toutes ensemble en de fortes trombes de pluie. En cet après-midi de février 1962, le ciel n’était plus qu’une chape grise, si compacte qu’aucun rayon de soleil ne semblait plus jamais pouvoir la traverser un jour.
Blanc, élégant et longiligne, indifférent à la menace du ciel, le France fendait les eaux lourdes de l’Atlantique avec une magnifique régularité. On le sentait solide et sûr dans sa masse monumentale. Les crêtes des vagues venaient s’écraser contre le bas de sa coque noire, laissant éclater des mousses légères qui tourbillonnaient contre ses flancs lisses et s’en allaient mourir à l’arrière, dans la vitesse de ses vents.
Andrei était seul au monde, absorbé. Il laissait remonter des souvenirs violents. Qui aurait pu comprendre ? Personne ne savait ce qui était gravé au fer rouge dans sa chair. Lui connaissait le terrible chemin de l’asservissement des hommes. S’accuser pour se faire punir de ce qu’on ne méritait pas, et finir par croire que c’était juste. Il connaissait les abominables méandres tissés de mensonges qu’utilisent les manipulateurs pour se débarrasser ainsi d’autres êtres humains qu’ils disaient leurs frères, leurs amis. Dans la lointaine Russie, des hommes de ce genre avaient broyé sa famille, sa vie d’enfant, et creusé au fond de son ventre un cratère de douleur qui brûlait toujours. Depuis la mort de ses parents, tués dans la terreur des purges de Staline, Andrei ne croyait plus en rien sur cette terre, ni à la paix ni au combat, pas même à l’amitié.
Pourtant, quand il avait entendu Gérard s’accuser de ce qu’il n’avait pas commis, le passé avait resurgi et le mur de pierre qu’il avait dressé entre le monde et lui s’était fissuré.
23
Ce matin-là, il faisait très froid.
Mais cela ne gênait personne et sur le navire flottait un air de belle humeur et d’insouciance. Pendant que les passagers prenaient leur petit déjeuner bien à l’abri dans la luxueuse salle, au-dehors les mousses s’activaient. Ils savaient que sur un paquebot les passagers adorent se promener sur le pont, qu’il pleuve ou qu’il vente. Ils veulent toujours voir la mer et sentir les embruns, c’est leur premier geste matinal après le petit déjeuner, souvent même ils y vont avant et y retournent après. Et plus il vente et plus il pleut, plus ils aiment ça. Alors, en dépit du temps qui s’annonçait très mouvementé, les mousses installaient avec application de beaux coussins rouges aux initiales de la compagnie sur les transats modernes du pont véranda. Il en fallait pour tout le monde, les passagers affluaient. Le navire étincelait de propreté et ses couleurs franches, le blanc immaculé de ses ponts et le rouge de ses toiles, éclaboussaient le temps gris de leur insubmersible gaîté. La morosité de la météo n’y changeait rien, la vie sur le France était pleine d’optimisme. Tout le monde trouvait son rythme. Les débris des fêtes de la veille avaient disparu depuis bien longtemps sous les nettoyages énergiques du personnel qui mettait la dernière touche aux salons pour que tout soit frais. Les femmes de chambre aéraient les cabines, les grooms souriants passaient avec des corbeilles de fruits qu’ils portaient aux
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