La Pierre angulaire
femmes qui étaient là, Madeleine va te montrer la maison, de la cave au grenier, tu pourras voir partout, tu verras bien toi-même que la demoiselle n’est pas là, tu le leur diras. » Mahaut s’avança, méfiante, puis s’arrêta sur le seuil de la porte et refusa d’entrer. La dame ne savait plus quoi faire, car les valets étaient allés à Linnières, elle n’avait plus à Bernon que deux vieux et un enfant de quatorze ans. Elle voulait rentrer rapidement et s’enfermer, et à ce moment-là un éclair alluma le ciel grisâtre ; les hommes levèrent la tête, les yeux pleins d’espoir. Il n’y eut pas de tonnerre.
La forêt était déjà toute noire et la clairière grise, et au ciel, se traînait une brume rougeâtre, il devait y avoir un incendie du côté de Tonnerre. On se sentait comme dans une fournaise, la dame avait le visage inondé de sueur et sentait sa chemise lui coller au corps. Elle restait adossée à la porte, à côté de Milon, et les paysans étaient toujours debout devant elle, et tous attendaient comme ensorcelés, incapables de bouger. Il y eut encore un éclair de chaleur, puis un autre. Et la dame, et Milon, et les paysans étaient là comme des condamnés avant le jugement, accablés, aspirant avec peine un air qui ne rentrait pas dans leurs bouches.
« Vous voyez, dit un des hommes, ça passera encore à côté ! Ça ne veut pas éclater.
— Entrons dans la maison, dit brusquement André, en se secouant. On verra bien si elle y est. »
La dame leur barra le chemin. « Pour Dieu, n’entrez pas, on vous jugera pour rébellion ! »
André cria : « Qui nous jugera, qui peut nous juger ?
— Dieu vous jugera, cria la dame, regardez, il y a encore des éclairs, ça tombera sur vous ! »
Les hommes s’arrêtèrent un instant, interdits. À ce moment-là, dans un éclair plus fort que les précédents qui illumina d’un feu jaune le bois et le pré, on vit la longue silhouette d’Églantine qui avançait lentement sur la clairière. Ce fut un hurlement de terreur : « La sorcière ! La voilàl » Dans la pénombre, on la voyait encore, qui s’était arrêtée, qui semblait attendre. Fourches levées, les hommes se précipitèrent vers elle – elle leva la main vers la bouche avec un cri et se mit à courir. Elle n’eut pas le temps d’atteindre les arbres, les hommes l’avaient déjà prise et l’entraînaient.
La dame et Milon coururent aux écuries, criant aux servantes de prendre du mur les lances et la vieille épée. Il y avait juste trois chevaux valides ; la dame, l’intendant et Jean, le jeune garçon, purent monter, les deux vieux valets couraient après eux, brandissant de grosses lances rouillées. Les éclairs s’allumaient toujours, silencieux, terribles. La lumière jaunâtre et blanche inondait le sous-bois, et après, la lumière du crépuscule était comme la nuit ; on ne pouvait plus respirer. Et l’air était déchiré par des hurlements, des plaintes aiguës, une voix d’enfant qui criait : « Père ! père ! père ! »
Les chevaux entrèrent en plein dans le groupe des paysans, près de la place où l’on abattait les arbres cette année-là. Milon et Jean donnaient des coups de lance, sans trop regarder où ils frappaient, et là s’élevèrent des cris tels que la forêt sembla gémir. Les chevaux, effrayés, ruaient et se débattaient, piétinant les corps et les têtes. Les hommes du village, dans l’obscurité, avaient l’impression que toute une troupe d’hommes armés était tombée sur eux. Ils se défendaient sauvagement, frappant les chevaux de leurs fourches ; le cheval de la dame, les boyaux crevés, s’abattit, elle eut juste le temps de glisser à terre, et faisait tourner autour d’elle sa vieille épée, sans trop comprendre ce qui se passait – jamais encore elle ne s’était servie d’une épée, et elle s’effrayait des coups qu’elle donnait. Elle distinguait à peine les gens qui l’entouraient et avait peur de frapper les siens. Dans la lueur d’un éclair, elle vit tout d’un coup deux hommes sanglants, une femme à la figure écrasée, et des fourches levées, et des troncs d’arbres morts et, dans l’herbe, renversé contre un tronc coupé, le corps nu d’Églantine, tout lacéré de longues blessures et couvert de sang. Et aussitôt après le tonnerre éclata, et ce fut un tel fracas que personne ne comprit ce que c’était, on eût dit que tous les arbres de la
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