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La Pierre angulaire

La Pierre angulaire

Titel: La Pierre angulaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Zoé Oldenbourg
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touche est mon corps, elle s’est nourrie de mon corps, ces épines qui ont poussé là se sont nourries de sa chair à lui. C’est tout ce qui me reste de lui, puisqu’il n’y a plus de pierre et plus de tombe.
    » Mon enfant qui est là à attendre la trompette du jugement, avec ton épée toute rouillée entre tes mains, j’ai soif et je suis las et mon corps est tout fourbu, mais c’est pour toi que j’ai fait ce chemin et que je me suis brisé le corps. C’est toi, ma fatigue. Rien ne me reste plus au monde que ma fatigue et ma soif. »
    Et tout d’un coup, il entendit au-dessus de lui, tout près, un sifflement dans l’air, comme un battement d’ailes lourdes, puis un cri à la fois rauque et aigu. Et ce cri lui rentra dans le cœur comme un couteau – ah ! pour tout le reste, lui aveugle, on eût pu le tromper, pas pour cela ; c’était bien là le cri des vautours de Terre Sainte. Ceux de Provence ne l’avaient pas, ce cri-là. Leurs ailes ne faisaient pas ce bruit, elles étaient plus courtes.
    L’avait-il assez entendu, ce cri, pendant le siège ! Et au cimetière, et derrière les remparts, et sur les fossés. Et, à sa première croisade, dans le désert, quand ses compagnons tombaient morts d’insolation et les chameliers arabes les abandonnaient sur la route ; et la caravane passait son chemin.
    « C’est moi qu’ils guettent, se dit-il. Ils me prennent pour un mourant. » Et il pensa tout d’un coup qu’il était là seul à ce moment-là, dans ce cimetière de croisés, à veiller sur tous ces hommes tombés pour Dieu pendant le siège. Ils étaient des dizaines de milliers, Français, Champenois, Anglais, Allemands, Espagnols, Génois et Pisans ; des hommes du Nord aussi, des Danois – et des Provençaux et des Bretons. Et de leurs tombes déjà, en vingt ans, que restait-il ? Bien peu avaient eu la chance d’avoir leurs corps embaumés ou leurs cercueils scellés transportés dans leurs pays. Les comtes, les marquis, peut-être les chevaliers du Temple et de l’Hôpital avaient encore leurs tombes ; encore un siège, encore une guerre, et rien n’en resterait.
    D’une telle douleur, pourtant, du martyre de tant d’hommes sacrifiés, la terre, au moins, devrait se souvenir ; et c’est elle après tout qui se souvient encore le mieux, puisqu’elle garde les os. Mais voilà qu’il était là, seul parmi ces ossements, venu là pour les veiller ; seul avec les vautours.
    Ils avaient eu un beau festin, ceux-là, rien qu’avec les dix mille sergents laissés sans sépulture. De chair baptisée et de chair circoncise, ils se sont nourris et repus, tant qu’ils ne doivent plus aimer d’autre viande, à présent. Et tout d’un coup, une étrange certitude illumina son esprit : lui-même n’aurait pas d’autre sépulture que celle-là. Bah ! il l’aura partagée avec d’autres qui valaient mieux que lui. Mais d’où lui venait cette idée, et pourquoi croyait-il avoir déjà été quelque part, seul parmi des morts, et entouré de vautours ? Parfois, il s’était demandé ce que doit éprouver un blessé laissé pour mort sur un champ de bataille. La soif. C’est surtout de soif qu’on doit souffrir.
    Ah ! Que le soir vienne. Le soleil doit être encore haut. Si seulement Riquet y pensait – ou Auberi. Mais ils doivent être trop occupés à courir la ville et à regarder. Eux qui ont des yeux. S’ils savaient comme il y a peu à voir, et comme le ciel est partout pareil.
    Riquet était venu au coucher du soleil avec du vin dans sa gourde et du pain blanc. « Maître Pierre, nous allons faire dire une grand-messe à l’église Sainte-Anne pour le repos de vos morts. C’est bien ce qu’il y a de mieux à faire, vous savez. Ce sont les païens et les juifs qui se lamentent sur les tombes, maître Pierre. Ce n’est pas chrétien, cela. Venez. Une seule messe vaut mieux que cent pierres tombales.
    — Riquet, Riquet, tu parles comme un bon moine ; qui croirait que tu aies jamais quitté ton père abbé ? Va, enfant, tu as bien raison. Je ne me moque pas. Dieu te garde de jamais être père. »
    « Compagnon, nous voilà en Terre Sainte, à présent. En êtes-vous beaucoup plus heureux ?
    — Ce n’est pas pour être, heureux que j’y allais.
    — Qu’allons-nous faire, à présent ? Ou pensez-vous retrouver la vue à Jérusalem ?
    — Compagnon, si Dieu voulait, il vous rendrait vos yeux, même à vous, si grande est sa force.

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