La Pierre angulaire
dentelle, de rideaux de soie tissée à dessins – et il semblait aux deux jeunes gens que ceux qui habitaient ces maisons ne pouvaient être que des fils de roi, ou des dames merveilleusement belles comme celles dont parlent les chansons. Et Auberi se sentait prêt à tomber amoureux pour la vie de toutes les demoiselles blondes vêtues d’or et de mousselines claires qu’il apercevait entourées de leurs suivantes dans la rue qui menait à l’église.
Les Arméniens aux longues barbes et aux habits brodés, les Turcs en turban, les valets demi-nus à face noire comme du charbon, les marchands levantins en tuniques rayées – tout cela leur faisait croire qu’ils étaient tombés en plein pays de contes et de rêves, et Auberi ne se fût nullement étonné de rencontrer un homme à tête de chien, ou d’apercevoir un griffon ailé à travers la grille d’un jardin. Les bruits des rues et du port, et les dix langues différentes qu’ils ne comprenaient pas, le tapage assourdissant du marché où baladins et montreurs de bêtes battaient dans leurs tambourins pour attirer la foule, les bagarres autour des auberges et des bordels, les chants et les danses des marins dans le port – tout cela les enivrait et leur semblait une fête, et ils pensaient que dans ce pays-là tout devait n’être que joie et ardeur de vivre ; et Riquet n’avait plus aucune envie de retourner à son couvent, et pensait déjà à séduire quelque princesse du pays par ses talents de chanteur, et à s’installer dans un de ces hôtels de marbre à jardins regorgeant de roses.
Il était décidé qu’ils partiraient pour Jérusalem avec un convoi conduit par l’écuyer Jacques de Verneuil, qui partait le surlendemain. La plupart de leurs compagnons du bateau en étaient et aussi quelques pèlerins riches débarqués la veille, un abbé, deux moines chartreux et trois vieilles nonnes. Jacques de Verneuil emmenait avec lui une escorte de dix soldats, pour plus de sûreté ; des gens de Jaffa avaient rapporté qu’une troupe d’hommes armés avait été aperçue dans les montagnes, l’avant-veille.
III
LA FIN DU PÈLERINAGE
Après avoir entendu la messe et communié au lever du soleil, les pèlerins se mirent en route, chantant les psaumes. La route longeait la mer, et devant eux se dressait le mont Carmel, déjà tout inondé de soleil, verdoyant et doré. Le soleil montait rapidement, à l’est, derrière les montagnes, balayant les dernières taches d’ombre, et la campagne striée de vignes et de champs et parsemée d’oliveraies s’étalait dans toute sa splendeur – l’air était si pur que, jusqu’au pied des tells, on croyait distinguer chaque arbre et presque les feuilles des arbres. Les tells paraissaient, à présent, d’un bleu dur et vif, sous un ciel encore doré à l’horizon et prenant des tons de turquoise foncée un peu plus haut.
Les deux aveugles avec leurs guides étaient parmi les traînards du convoi. Durant leur séjour à Marseille, ils avaient perdu l’habitude des longues marches. Et Bertrand, déjà malade sur le bateau, était au bout de ses forces. Sa poitrine était douloureuse et pleine de râles, et il crachait du pus. L’air, pourtant si pur, de ce matin de mai, lui paraissait irrespirable, et il s’arrêtait à tout moment pour reprendre haleine. De plus, il avait des abcès aux pieds. Sans la peur de la solitude, il fût bien resté à l’hospice d’Acre. Et, à présent, il maudissait le vieux fou qui était si pressé de voir sa Jérusalem de malheur.
« Riquet, ami, je n’en peux plus. Va, toi qui sais parler aux gens, cours un peu en avant, demande à un cavalier de me prendre en croupe.
— Vous vous y prenez un peu tard, ils ont tous déjà au moins un homme derrière eux.
— Ils ne sont pas aussi malades que moi, sûrement. Il s’en trouvera bien un qui descendra. Ou si tu pouvais me trouver une place dans une litière, ce serait encore mieux.
— Une litière ! comme vous y allez !
— Va, essaye, Riquet. Autrement, il faudra que vous me portiez. »
Riquet se mit à courir sur le talus pierreux qui bordait la route. Une des litières lui parut d’aspect plus modeste que les autres, tendue de simples rideaux de toile bleue ; il s’accrocha au long madrier de bois peint qui la soutenait. L’homme monté sur le cheval de derrière leva son fouet, « Es-tu chrétien ? cria Riquet, laisse-moi seulement parler à ton maître. – Fais vite, alors,
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