La Pierre angulaire
Herbert a d’autres soucis en tête, et ne saura pas le faire comme il faut. Enfin, on ne saurait penser à tout ; Dieu ait son âme, c’était un brave homme. »
Après la messe, Ansiau était installé à table, dans la salle des chevaliers, au palais du roi, et parlait avec les autres Champenois des affaires de Terre Sainte, du sultan, des renforts d’outre-mer. C’était un grand péché, estimait-on à Acre, que cette nouvelle croisade qu’ils ont faite en Provence, et qui retenait outre-mer des croisés qui eussent mieux servi en Palestine. À part quelques renforts venus d’Angleterre et d’Espagne, et des pèlerins isolés, il n’y avait pas d’hommes nouveaux, ce printemps-là. Et les anciens disparaissent plus vite que n’arrivent les nouveaux. Il en est qui supportent mal le climat, et attrapent des fièvres dès les premiers mois. Et puis, même sans guerre, il en est toujours qui se font tuer dans l’arrière-pays, c’est plein de bandits, les garanties du sultan n’y peuvent rien. « Les pèlerinages ne sont même plus sûrs, disait Herbert de Beaufort, il y a eu plusieurs convois qui ont été attaqués entre Jaffa et Jérusalem. L’an dernier, une dame abbesse avait été faite prisonnière par ces bandits et violée, Dieu sait combien de fois, avant d’être libérée par rançon.
— Le mois dernier, dit un autre Champenois, un convoi de pèlerins anglais a été comme ça emmené dans la montagne ; il en est qui se sont échappés et qui sont revenus ici ; des autres, il n’y a plus de nouvelles.
— Du temps de Saladin, on n’aurait pas vu ça, dit Ansiau. Si le sultan ne peut même plus garantir la sécurité des routes, ce serait aux nôtres de le faire.
— Comme vous y allez, vous autres d’outre-mer, on a juste assez d’hommes pour tenir là où on est. Comment s’étonner que nos gens soient attaqués en pays païen, alors que même en pleine terre de Champagne les routes ne sont pas toujours sûres ? »
Ansiau fronça les sourcils et ne dit plus rien ; il pensa que c’était là une pierre dans son jardin, car Herbert avait plusieurs fois été accusé de brigandage, et lui-même s’était deux fois porté garant pour lui, sans trop croire à son innocence. Il se crut donc obligé de ne pas trop s’attarder auprès de ses compatriotes – un homme n’a pas le droit de tolérer une insulte faite à son fils, fût-elle déguisée. Il prit congé d’Herbert de Beaufort et des autres, bien à regret ; avec combien d’amis n’avait-il pas dû se brouiller ainsi, à cause d’Herbert ?
Ç’avait pourtant été un tel repos pour lui, d’être assis là et de parler avec des gens pour qui sa pauvreté n’était pas une raison de le traiter de haut. Le jeune homme qui lui servait à boire était fils de comte et trouvait tout naturel de se tenir debout pendant qu’il mangeait. Et Dieu sait que même devant Riquet, il était plus gêné que devant ce garçon inconnu et tellement mieux né que lui. Pour Riquet, il n’était qu’un pauvre diable ; pour ce petit écuyer, il était un chevalier.
Il se fit ramener à l’hospice par ce même fils de comte, car il ne voulait pas profiter de la charité d’Herbert de Beaufort. « Je me suis fait pauvre pour Dieu, dit-il, c’est un vœu que j’ai fait. » Devant des hommes de son rang, il avait envie de donner un air plus noble à sa misère. « Ah ! orgueil et vanité, pensait-il, je n’en guérirai jamais. Dire que Riquet a peut-être volé pour payer le voyage, et que j’ai accepté son argent. »
Riquet et Auberi faisaient le tour de la ville, admirant de bonne foi tout ce qu’ils voyaient, marchés, boutiques et palais, se retournant au passage de toutes les femmes richement vêtues, de tous les hommes en costume oriental. La ville n’avait guère l’air d’une ville sainte, mais pour les pèlerins fraîchement débarqués, même les filles de joie paraissaient autrement faites qu’à Marseille, et sinon plus vertueuses du moins plus attrayantes. Les étalages des marchands leur paraissaient être les cavernes de Merlin l’enchanteur, nulle part encore ils n’avaient vu tant de tissus précieux, de bijoux ouvragés, de tapis, de vases et de vaisselle en argent ciselé, en verre, en cristal, tant d’armes ornées d’or et de pierreries – les maisons des barons de la ville, des notables, des marchands étaient si ornées de mosaïques, de grilles en fer forgé fines comme de la
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