La Pierre angulaire
agrippé à lui et ne le lâchait pas, et s’accrochait à lui avec une telle force qu’on n’avait pas su le détacher de son maître, et qu’on les avait liés ensemble, mais il était trop effrayé pour parler, et ne faisait que hoqueter et sangloter et claquer des dents. « Que voit-il, le pauvre, pour trembler ainsi ? se demandait Ansiau. Peut-être sont-ils en train de torturer les nôtres, ou de leur couper la tête ? Mais alors, j’entendrais plus de cris que cela. Bertrand. Où est Bertrand ? »
Bertrand avait reçu une flèche dans le bras gauche, et la douleur l’avait d’abord empêché de penser. La frayeur aussi. Lié, traîné, tiré, il marchait au petit bonheur, ses pieds couverts d’abcès, butant contre les pierres. Il ne pensait qu’à une chose. Que cette douleur cesse. Tomber. Il tomba à genoux, un coup de pied le força à se relever. Une corde le tirait par la taille, faisant jaillir le sang par saccades de son bras blessé, tordu derrière le dos. Les autres étaient-ils liés aussi ? « Ah ! qu’ils me tuent, je ne peux plus marcher ainsi. » Et il marchait toujours, la tête trop troublée pour avoir même la force de s’arrêter.
Cette marche infernale dura plus de deux heures. Une des trois nonnes, blessée, tomba sur la route et fut achevée d’un coup de lance. Le corps roula sur la pente rocheuse, se brisant contre les pierres. Les prisonniers, attachés les uns aux autres, marchaient en file indienne, à la suite de la troupe des cavaliers sarrasins ; quelques hommes à pied, fouet en mains, pressaient par des cris et des coups ceux qui ne marchaient pas assez vite. Une autre troupe suivait de près, avec les chevaux des pèlerins et le butin pris dans les litières.
Amenés près d’un campement de tentes groupées autour d’un puits, les prisonniers purent enfin se coucher par terre, et on donna à boire aux chevaux. Le chef de la troupe, coiffé d’un casque doré et ciselé en dessous son burnous, et revêtu d’une cotte de mailles ornée aux épaules de plaques couvertes d’inscriptions, s’approcha des prisonniers, suivi d’un homme en blanc, au visage rasé, aux yeux durs : c’était l’interprète. L’émir fit signe aux prisonniers de se mettre à genoux, tous obéirent, sauf les aveugles qu’il fallut mettre à genoux de force. Ensuite, il parla quelques instants à l’interprète, et celui-ci leva la main vers le ciel. « Béni soit Dieu, dit-il. Voilà ce que le fils d’Abdul me charge de vous dire : il n’y a qu’un seul Dieu et Mahomet est son prophète. Il n’y a pas trois dieux, mais un seul. S’il est des hommes parmi vous qui veulent reconnaître la vraie foi, honorer le Prophète et se faire circoncire, ils seront libres et traités avec honneur. Car nous sommes tous fils du même Père. »
Les prisonniers se taisaient, trop étonnés par cette entrée en matière pour bien comprendre ce qu’on voulait d’eux. Certains se demandaient s’il ne leur faudrait pas subir le martyre, et avaient grand-peur. Mais ni l’émir ni l’interprète ne devaient guère s’attendre à des conversions, ils passèrent aussitôt à la discussion des rançons. Seuls, l’abbé, un gros marchand de vins et deux bourgeois de Dijon purent promettre la somme demandée, et furent séparés des autres, pour être menés dans une tente. Les guerriers se partagèrent ensuite les femmes encore jeunes ; il y avait parmi elles la blonde de la litière bleue, ses deux servantes, et une jeune novice. Un des soldats tenta aussi de s’approprier Auberi, mais l’enfant se tenait toujours si fortement accroché à son maître qu’il n’était pas facile de le prendre. Il hochait la tête tout le temps et disait : « C’est mon père. » Ansiau essayait d’expliquer : « Beni, ana bou », et le Sarrasin n’insista pas, ne voulant pas arracher un fils à son père.
Il fut décidé ensuite que les hommes jeunes et forts seraient acheminés sur Damas pour y être vendus sur le marché aux esclaves. Les autres resteraient à qui voudrait les ramasser.
Au coucher du soleil, un serviteur apporta une grande jarre d’eau à goulot étroit et fit boire les prisonniers. On les avait déliés : que pouvait-on craindre d’hommes réduits en cet état ? Des sentinelles armées gardaient le campement.
Les prisonniers à présent essayaient de se regrouper, de se rapprocher de leurs amis. Ils se serraient les uns contre les autres pour se
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