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La Pierre angulaire

La Pierre angulaire

Titel: La Pierre angulaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Zoé Oldenbourg
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perdue, ma belle jeunesse ! Mes amis que j’aimais. Adieu. Me voilà comme un grain de sable dans le désert. Ah ! père abbé, vous souvenez-vous encore de votre frère Frotaire ? »
    Au lever du soleil, après les prières du matin, un des soldats monta à cheval, prit avec lui deux serviteurs, et fit lier et attacher à la file les hommes qui devaient être menés à Damas. Ils eurent à peine le temps de dire adieu à leurs amis. Auberi parut seulement comprendre alors qu’on emmenait Riquet : il se jeta vers lui, fut repoussé par les gardes, tomba à terre. Le vieux dressait l’oreille, essayant d’entendre encore la voix de son ami. Elle n’était pas facile à distinguer, parmi celles des autres, qui criaient aussi leurs paroles d’adieu. Il l’entendit enfin, sonore, vibrante de larmes et de défi à la fois : « Me voilà sur le chemin de Damas comme saint Paul, maître Pierre ! Ne m’oubliez pas, maître Pierre ! Auberi ! Adieu ! Auberi ! » Puis la voix se perdit parmi les autres. Toutes, elles s’éloignèrent peu à peu ; ceux qui étaient restés suivaient des yeux le cortège, qui avançait sur la route pierreuse, le long des rochers. Les hommes marchaient tête basse, le dos raide, et ne se retournaient pas.
    Dans la journée, les guerriers de l’émir levèrent leurs tentes et descendirent vers la vallée, emmenant le reste des prisonniers. De ce menu gibier, ils ne savaient trop que faire, il fallait ou les abandonner sur la route ou les vendre dans des casaux de la plaine ; les esclaves chrétiens ne manquaient pas dans le pays, mais ils dépérissaient vite, il n’y avait plus eu de guerre depuis vingt ans. Et ceux-là, la plupart du moins, pouvaient encore travailler. Deux d’entre eux – une vieille femme infirme et Bertrand – paraissaient inutilisables. Mais ces hommes, tout bandits qu’ils étaient, hésitaient à abandonner sur la route une vieille femme et un homme aveugle et blessé, d’autant plus que Bertrand, avec ses cheveux presque blancs et son visage fatigué, avait l’air d’un vieillard, et sa détresse inspirait, même à ces hommes sans foi, un certain respect.
    La route serpentait sur le flanc d’une montagne aride et brûlée par le soleil. Les prisonniers, à présent, n’avaient pas les mains liées ; on leur avait donné à porter des fardeaux – des jarres d’eau, et le butin ramassé dans les débris du convoi. Bertrand, quoique blessé, était donc encombré d’un paquet de hardes, qu’il portait sur l’épaule, le maintenant de son bras valide. Il marchait parmi les traînards du convoi, loin du vieux et d’Auberi. L’enfant avait bien essayé, avant le départ, de le ramener vers le vieux, mais Bertrand avait refusé, disant qu’il ne voulait plus rien avoir à faire avec ce fou qui avait causé son malheur. À présent, il le regrettait un peu, il eût aimé marcher aux côtés de son ancien compagnon, ne fût-ce que pour pouvoir l’accabler d’injures. Il défaillait presque, de faim et de douleur ; et depuis qu’il n’avait plus le vieux à ses côtés, il se sentait perdu et dépaysé, comme s’il venait de perdre la vue une seconde fois.
    Jamais encore, avant cette nuit glaciale passée au campement sarrasin, il n’avait senti ce que peut-être la révolte dans le cœur d’un homme. Il en était effrayé lui-même. Oui, quand on lui avait crevé les yeux, après avoir tué ses filles, il s’était lamenté et s’était plaint ; et quand Alfonse l’avait repoussé pour aller mourir, il était devenu comme fou de douleur, et cette douleur le nourrissait et l’exaltait. Mais ce qui lui arrivait à présent, lui paraissait si absurdement cruel qu’il ne pensait même plus à se plaindre. Il avait presque envie d’en rire. Après de tels malheurs, de telles fatigues, au prix de tels efforts, être venu là exprès pour être ramassé par les Sarrasins, blessé, traîné comme une bête, sans autre espoir devant lui que de crever comme un chien dans quelque arrière-cour d’un village musulman. Et la souffrance du corps était presque submergée par cet horrible, cet intolérable étonnement qui avait envahi toute son âme. C’était donc cela, la vérité, cela la vie, pas autre chose. Cela – qu’il n’avait plus qu’une vie de bête devant lui, sans amis, sans langage, sans nom. Gaucelm de Castans. Et de nouveau un rire mauvais lui tordait la bouche – que cela pût encore prétendre s’appeler

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