La Pierre angulaire
baillis, surveiller les travaux, payer les maçons et les soldats qui, avec le fils du maître, se montraient beaucoup plus exigeants qu’avec Herbert. Il faisait abattre des arbres pour reconstruire les maisons brûlées, et avait fait acheter au marché de Tonnerre une trentaine de moutons et quatre vaches, au triple de leur valeur ; malgré cela les paysans le regardaient de travers, car ils l’avaient vu aux côtés de son père le jour de l’exécution ; les enfants lui jetaient des pierres et le traitaient de bourreau. Au château, on ne l’aimait pas non plus. Les soldats le trouvaient avare et les écuyers le croyaient fier, car il parlait peu. Herbert, malgré ses goûts de luxe et sa brutalité, donnait toujours à ses hommes l’impression d’être un des leurs, et on lui pardonnait beaucoup à cause de cela. Dame Aelis s’offensait, à tout moment, du manque d’égards de son beau-fils pour sa personne et le lui faisait remarquer aigrement ; de toute la maisonnée de son père, c’était bien la personne qu’Haguenier avait le plus de mal à supporter, bien qu’elle fût noble, de bonnes manières et nullement coléreuse ; elle lui inspirait un mortel ennui. Il s’entendait mieux avec les concubines, à part Ortrud ; elles étaient trois, des filles de peu de vertu mais gaies et point sottes ; l’une d’elles était à moitié turque et venait de Terre Sainte ; on dit bien que les courtisanes voyagent plus que les moines pèlerins, celle-là avait vu l’Allemagne et la Hongrie, parlait plusieurs langues et savait des chansons de tous les pays. Haguenier n’aimait pas la mauvaise compagnie, mais il aimait la musique.
Dans cette maison, pleine pour lui du souvenir d’Ernaut, Haguenier se sentait comme un loup en cage ; deux ans ne s’étaient pas encore écoulés depuis le temps où ils étaient là, tous les deux, à se jeter des seaux d’eau à la tête près du puits, à nettoyer les harnais de leurs chevaux aux écuries ; en ce temps-là, Marie n’était pour lui qu’une joie parmi les autres, un trésor à conquérir. Et Ernaut était à présent couché près de la tombe Rainard et, lui-même, il était parti pour une aventure splendide, qui devait durer toute sa vie, et l’élever toujours plus haut, et lui faire accomplir des miracles de vaillance – et cela n’avait fait que commencer, et voilà que c’était fini, de façon si plate et si humiliante pour lui – à cause d’un mari jaloux, par peur de la médisance, elle l’avait congédié comme on renvoie un serviteur inutile. C’était donc cela l’épreuve qu’elle lui préparait, ô la fausse, ô l’inconstante, la faible femme qui avait tout exigé de lui et n’avait pas mesuré ses propres forces.
Que voulait-elle donc dire quand elle parlait de servir l’Amour ?
« Les épreuves ne font que commencer, pensait-il, mais je la reconquerrai malgré elle, car mon amour sera avec elle partout, et je l’aimerai tant qu’elle le sentira, fût-elle à cent lieues de moi, et elle pensera à moi sans cesse et se languira après moi, et pleurera toutes ses larmes à cause de moi. Mais j’aurai mis entre nous une barrière qu’on ne pourra plus franchir. » Il pensait sérieusement à se faire moine et à demander guérison à Dieu.
Il passa trois semaines à Linnières, sortant rarement du c hâteau. Et malgré le mauvais état de son cœur, il s’enivrait presque tous les soirs. « Beau fils, lui dit un jour dame Aelis, vous donnez mauvais exemple aux gens. C’est malheureux de voir un garçon de votre âge boire autant, c’est sûrement cela qui vous rend malade. On m’a dit d’ailleurs que votre mère buvait aussi.
— Et mon père aussi, à ce qu’on dit, répliqua Haguenier, un peu saoul déjà. Il en est qui prennent exemple sur leurs parents.
— Vous pourriez me parler sur un autre ton, dit Aelis, vexée, et je vous dirai que vous êtes bien pire que votre père : vous n’avez ni amis ni maîtresse et vous restez dans votre coin comme un chat-huant.
— Des amis et des maîtresses, ce n’est pas ici que j’en chercherais. J’avais un ami, et mon père l’a laissé mourir pour faire plaisir à son cousin. Du reste, vous pouvez être tranquille, dès que mon père sera de retour vous ne me verrez plus ici. » Pourtant, il était assez dégoûté de lui-même, car les reproches de dame Aelis lui semblaient justifiés. Et il alla rendre visite à l’abbé de
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