La Pierre angulaire

réchauffer. Deux vieilles femmes se lamentaient tout haut. Des hommes même, de forts gaillards, se mettaient brusquement à sangloter. Plus d’un avait femme et enfants en France.
    Riquet s’était assis près du vieux et lui avait mis la main sur l’épaule. L’autre avait tressailli, comme tiré d’un rêve. « C’est moi, maître Pierre. Riquet. Vous n’êtes pas blessé, maître Pierre ?
    — Où est Bertrand ?
    — Il est couché par terre, à côté des deux tisserands de Toulouse. Je l’ai appelé, il ne bouge pas. J’ai bien peur qu’il n’en ait plus pour longtemps.
    — Il faut aller le voir, Riquet.
    — Laissez cela, maître Pierre. Il saura bien mourir tout seul. C’est la dernière nuit que je passe à côté de vous, maître Pierre.
    — Oui, Riquet. » .
    Riquet regarda longuement Auberi, qui dormait, blotti contre les genoux du vieux. Il sentait sa gorge se nouer. Cette voix qui muait déjà, ce rire sonore, que n’eût-il donné pour les entendre de nouveau ?
    « Demain à l’aube, on nous emmène, maître Pierre. — Où ?
    — À Damas. Les tisserands, et les deux moines, et les Marseillais qui étaient avec nous sur le bateau, et Landri, le forgeron. C’est pour être vendus comme des chevaux à la foire.
    — Moi aussi, j’ai été vendu, Riquet, à ton âge. Tu vois bien, je m’en suis tiré.
    — Oh ! Je m’en tirerai aussi, vous verrez. » La voix, pourtant, était lasse et triste. Il lui fallait faire un effort pour garder son courage. « On ne se verra plus jamais, maître Pierre. »
    Le vieux lui passa le bras autour des épaules. Et devant ce geste de tendresse, le premier qu’il voyait de la part de son vieux compagnon, Riquet n’y tint plus, et se mit à renifler et à se mordre les lèvres. Il eut honte, en pensant que le vieux l’entendait pleurer, et ne savait quel bon mot trouver pour donner le change. Ils restèrent longtemps ainsi sans rien dire.
    « Or si défalt la loial compaignie, dit enfin le vieux, d’une voix étrangement douce.
    — Hein ? Je ne comprends pas bien quand vous parlez la langue du Nord.
    — C’est de la Chanson de Roland. Mais j’y ai pensé parce que ça nous convient. Il n’a pas duré longtemps, notre compagnonnage, Riquet. Si jamais tu t’évades, fais dire une messe à Jérusalem pour moi. Car moi, je ne la verrai pas. On n’était pas loin, pourtant.
    — Non. Plus près que Montélimar d’Avignon. Que pensez-vous qu’ils vont faire de vous, maître Pierre ?
    — Est-ce que je sais ?… ce sont des hommes, après tout, pas des bêtes. Il y a des hommes partout. » Il se secoua la tête, pour chasser l’angoisse qui le tenaillait : pourquoi ces gens s’encombreraient-ils d’un aveugle ? Cette peur sourde, animale, qui le prenait aux entrailles, lui troublait la tête. Il ne voulait pas s’y laisser aller ; mais au fléchissement de sa voix, Riquet sentit cette peur, et en eut le cœur tout retourné.
    « Vous savez, dit-il, grand et fort comme vous êtes, ils vous feront sûrement faire des travaux aux champs. Parce que vous pouvez très bien passer pour borgne, et après, ils trouveront toujours moyen de vous utiliser.
    — Sûrement. Oui. Voilà que tu me consoles comme un enfant, Riquet. Et tu as bien raison, car je ne me sens pas fier. J’ai connu cela beaucoup de fois, déjà, mais je n’étais pas vieux, alors. Pourtant, je ne sais pas ; quelque chose me dit que ce ne sera pas encore la fin, maintenant… Tu t’évaderas sûrement, Riquet. Mais ne prends pas leur foi. Même pour t’évader après. Ce serait un grand péché.
    — Dieu ! que pensez-vous donc de moi ? Suis-je un lâche ?
    — J’ai vécu plus longtemps que toi. Alors je te dis cela. »
    Auberi gémit doucement et leva la tête. « Mon seigneur. Il fait encore nuit, mon seigneur. C’est trop tôt pour partir.
    — Dors, petit. Oui, c’est trop tôt. » L’enfant laissa retomber sa tête.
    « Ah ! petit cochon d’Auvergnat, pensait Riquet, comme je t’aurais bien serré et embrassé, si je n’avais pas peur de te réveiller. Quand et où vais-je dormir, moi ? Ah ! Jérusalem, voilà le pèlerinage qu’il me faut faire vers toi. Les bras liés, et attaché comme une bête. Par quels détours, et dans combien d’années arriverai-je, et dans quel état ? Les cheveux gris, peut-être, naseaux arrachés ou oreilles coupées, les reins brisés par les travaux durs et les coups. Ah ! ma vie