La Pierre angulaire
brisait d’angoisse pour l’enfant. « Où l’ai-je amené ? Que voit-il ? Ils vont me le rendre fou. Ah ! misérable que je suis, qu’ai-je fait de cet enfant ? » Puis il finit par apprendre comment Bertrand était mort.
« Me voilà donc, pensait-il en marchant, vieil oiseau de malheur qui ai causé la perte de trois vies, et des vies d’hommes qui ne m’étaient rien et ne m’avaient rien juré. Ah ! Jérusalem trompeuse, par ta faute, j’ai perdu trois hommes et moi-même avec eux. Voilà que j’ai fait damner une âme pour rien, car je sais bien qu’il s’est fait tuer par désespoir, lui qui avait eu confiance en moi. Jérusalem, notre seule patrie, je sais bien qu’il faut encore en être digne pour arriver jusqu’à toi, mais bien des hommes ont fait le voyage sans accident qui ne valaient pas plus que moi.
» Il m’a donc quitté mon compagnon, mon frère dans le malheur. Sans un cri d’adieu, il m’a quitté, et me maudissant dans son cœur. Ah ! il avait bien raison, j’eusse mieux fait de le laisser mourir le jour où je l’ai rencontré à la fontaine, près d’Uzès.
» À présent, pensait-il, Auberi et moi, on nous mènera sûrement dans un casal près d’ici. Auberi pourra peut-être s’évader quand il aura repris des forces. Que vont-ils faire de lui, grand Dieu ? Le pire serait que je fasse damner son âme à lui aussi. Oui, vraiment, j’aimerais encore mieux le tuer de mes mains. »
Herbert ? Il avait pourtant pensé à Herbert, cette nuit-là. Dieu le sait, il n’avait pas quitté la maison pour mendier ensuite l’aide d’Herbert. À cause de ses compagnons, il eût peut-être dû le faire. Mais Herbert avait beau être riche, jamais il n’eût pu ramasser les quatre rançons en six mois. C’eût été le ruiner et l’endetter pour la vie. Non, jamais la dame ne saurait qu’il était prisonnier des païens.
Au soir, Ansiau et Auberi, avec trois autres compagnons de malheur, furent amenés dans un petit village fortifié, en montagne ; un eunuque, intendant de l’émir qui tenait le village, les passa en revue, tâta leurs muscles, leur donna des tapes sur les jarrets. Ils ne paraissaient pas bien forts, mais on manquait d’hommes pour la reconstruction du rempart, et pour la cueillette des fruits. Le vieux, le plus grand de tous, et encore solide, fut chargé de transporter des pierres ; plusieurs fois, il se trompa de direction et finit par buter sur un tas de sable. On s’aperçut alors seulement qu’il était aveugle.
Après l’avoir injurié en arabe et en français, l’eunuque décida de l’employer pour faire tourner le moulin.
LA MAISON SANS MAÎTRE
Les matinées devenaient brumeuses et froides, et la forêt était tout or et bronze ; les meutes de chiens blancs et roux parcouraient les labours et les prés, et les échos des cors résonnaient au loin dans la forêt ; du village, les paysans regardaient la dame du château, longue et svelte, serrée dans sa robe bleue à revers rouges, son cheval roux tout harnaché de franges de couleur, traverser les prés avec les seigneurs de Breul, ses voisins, et ses demoiselles et ses veneurs. Pour ceux-là, le pays entier pourrait crever de faim, ils ne laisseraient pas les hommes du village abattre un seul cerf en forêt et auraient toujours de quoi nourrir leurs trois douzaines de chiens ; le maître avait beau être en pèlerinage, la dame courait le lièvre et le sanglier et la caille, comme chaque année.
L’automne avançait rapidement, gris et pluvieux. Les feuilles des arbres, brûlées par la sécheresse, étaient déjà brunes à la fin de septembre. Un cruel hiver s’annonçait, les récoltes avaient été mauvaises, et il était difficile de remplacer les bêtes perdues dans l’incendie, le bétail ayant été abattu à trente lieues à la ronde à cause de la sécheresse. Et au village, on gardait toujours le souvenir des treize pendus.
Haguenier s’était trouvé tout d’un coup désespérément seul. Pierre était allé à Troyes pour le remplacer au service du comte de Brie. Et avec la maisonnée de son père, Haguenier n’avait jamais eu aucun contact. De plus, il n’avait pas envie de voir la vieille dame, depuis qu’elle avait maudit son père, et depuis la mort d’Églantine, Bernon ne l’attirait plus – c’était comme si la fille du vieux maître avait emporté avec elle dans la tombe l’âme de la maison.
À présent, il fallait parler aux
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