La Pierre angulaire
Saint-Florentin.
L’abbé était un homme grand et gros, au visage couleur de brique, sans beauté. Il avait un double menton, un nez fort et busqué, et de gros sourcils noirs. Malgré ses soixante ans, il n’avait pas un seul cheveu blanc, et se tenait droit. Son parloir, qui donnait sur le cloître, était tendu d’étoffes rayées et meublé avec recherche : il y avait là un fauteuil sculpté, des bancs à coussins, un lutrin en fer forgé et un grand coffre tendu de cuir travaillé. De tous les objets semblait émaner une odeur de musc et de lavande. Un jeune frère convers vint apporter à Haguenier des pantoufles de cuir, car le père abbé craignait de voir salir son carrelage et ses tapis.
L’abbé était connu pour un amateur de bonne chère, et Haguenier commença par lui offrir en présent des grives et des gelinottes prises en forêt la veille. Puis, après les compliments d’usage, il aborda directement la question : il voulait entrer au couvent pour y être mis à l’épreuve, dès le retour de son père. Il offrait, pour sa dot, le tiers des terres de Hervi, celles qui voisinaient avec les champs du couvent.
L’abbé se gratta le menton. « Votre père ne sera pas d’accord, dit-il.
— Je suis majeur et les terres sont à moi.
— Vous me paraissez un peu jeune pour prendre une telle décision, dit l’abbé avec un sourire.
— Pas plus jeune que le frère que je viens de voir ici, mon père.
— C’est une autre affaire, mon fils. Certains sont appelés à Dieu dès l’enfance. Vous, vous êtes du monde, et vous avez mené une vie fort mondaine, à ce que j’ai entendu dire.
— Je veux y renoncer, justement.
— Eh bien, dit l’abbé, contez-moi vos raisons. » Il avait le regard attentif et un peu détaché de l’homme qui a entendu des centaines de confessions, et qui n’est qu’un intermédiaire entre le pénitent et Dieu – c’était de ce regard-là qu’Haguenier avait besoin – il raconta tout ce qu’il avait sur le cœur sans rien cacher, sans craindre de choquer ou d’ennuyer le père abbé. Quand il eut fini, l’abbé lui dit : « Mon fils, je ne peux pas vous accepter dans cette maison, même à titre d’épreuve. Songez vous-même qu’on n’admet pas pour une épreuve de saut ou de course à pied un homme qui vient de se casser une jambe. Quand vous serez guéri de votre attachement pour cette femme, alors seulement je pourrai voir si vous êtes bon pour le service de Dieu. Notre maison n’est pas un hôpital. »
Haguenier baissa la tête.
« J’aurais cru, pourtant, mon père, que vous pouviez offrir un refuge à ceux qui veulent fuir les tentations du monde. Je sens que si je reste dans le monde je suis un homme perdu.
— Vous êtes un enfant, dit l’abbé. Je sais bien, ajouta-t-il en souriant, qu’on n’aime guère à s’entendre dire cela quand on a vingt ans. Mais je l’aurais dit aussi bien à votre père, et même à votre aïeul, que j’ai fort connu et qui était un homme d’excellentes qualités. Car un laïc ne sait pas de quoi il parle quand il veut se retirer du monde pour servir Dieu. Il y en a peu qui sont vraiment appelés. Et ceux-là mêmes qui le sont, le diable les expose à des tentations et à des luttes auprès desquelles les misères du monde ne sont que chagrins d’enfant qui a brisé son hochet. Si vous n’avez pas eu la force de tenir vos obligations dans le siècle, obligations humaines et naturelles, comment remplirez-vous celles qui sont inhumaines et contre nature ?
— Vos paroles sont dures, mon père, dit Haguenier. Mais je ne suis pas un homme léger, comme vous le croyez. Je n’ai pas beaucoup de force, mais Dieu peut m’en donner, s’il veut. Il m’a déjà retiré tous les biens que j’avais en ce monde. Je viens à lui comme un pauvre. Vous avez raison de dire que je ne suis pas guéri de mon amour pour cette femme. Comment pourrais-je en guérir ? Mais je sais qu’aux yeux de Dieu c’est une bien petite chose que tout cela. Les chiens aussi ont droit de ramasser les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. Que je reste seulement face à Lui et sans autre espoir que Lui, puisque moi aussi je suis Sa créature. »
Le père abbé le regardait longuement de ses petits yeux noirs profondément enfoncés.
« Rappelez-vous, mon fils, ce que le Seigneur a dit au jeune homme riche : ne commets point d’adultère, ne tue pas, ne vole pas, ne porte pas de faux
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