La Pierre angulaire
blond sale, avaient la même couleur que sa face, large et charnue, où la douleur avait déjà eu le temps de tracer ses sillons, le nez s’était retiré, des cernes se creusaient sous les yeux, des ravins profonds descendaient des yeux vers le bas des joues ; la bouche était béante. Jamais la dame n’eût pensé le voir si vieux ; elle le reconnaissait à peine. Ce n’était pas Herbert, c’était son père à elle, son frère, auxquels il avait toujours tant ressemblé. « Ô Dieu, serait-il mort déjà, qu’il est si changé ? » Mais il râlait doucement dans son sommeil.
Ortrud se leva en voyant la dame. « Ma fille, dit Aalais, s’il est mourant il serait plus décent que tu ne restes pas là.
— C’est comme il voudra, ma dame, dit la jeune femme, il est habitué à moi. »
La dame s’assit par terre et se mit à regarder ce visage désormais étranger. Elle savait qu’il n’y avait pas d’espoir. Un remords terrible la déchirait : elle avait maudit son fils, et il mourait par son fils à lui. C’était donc cela qu’elle avait attiré sur lui. Elle ne voulait pas penser à Haguenier, elle aurait tout le temps d’y penser après.
Herbert ouvrit les yeux et gémit. Puis, en voyant sa mère, il la regarda longuement dans les yeux. « Ah ! dame, dit-il, vous m’avez maudit, et voilà, je meurs.
— Tais-toi, tais-toi, dit-elle. Que Dieu nous pardonne à tous. Je prie pour toi.
— Dame, je veux vivre », dit-il, les yeux pleins d’une humble supplication, comme s’il eût pensé que la dame pouvait le guérir. Elle se détourna un peu, les lèvres tremblantes.
« Croyez-vous que je sois si mal ? Dame, dame ! répondez-moi, à la fin !
— Non, dit-elle, non, mon enfant, tu iras mieux. Girart de Puiseaux, mon oncle, a vécu dix ans avec le dos brisé ; il ne pouvait guère bouger de son lit, mais il ne souffrait pas beaucoup.
— Ah ! gémit-il, pris tout d’un coup d’un espoir fou qui déjà se muait en regret, moi, rester dix ans au lit, comme un cadavre, moi, moi, mère ! Est-ce donc fini, est-ce vrai ? Il y a des miracles pourtant. Oh ! non, non, ce n’est pas vrai, dame. Ce ne peut pas être vrai. Dame ! Maudissez-le aussi alors, le chien qui a fait cela. Il est aussi de votre sang, vous pouvez le maudire.
— Va, dit la dame en hochant la tête, je ne sais plus maudire, maintenant. J’ai le cœur et l’âme tout usés.
— Ah ! Ortrud, donne-moi encore à boire. Mère, cela porte-t-il malheur de se confesser quand on se croit mourant ?
— Mais non, dit la dame, cela peut guérir le corps en guérissant l’âme. Il en est qui ont guéri à l’extrême-onction. »
Il la regarda avec méfiance.
« Vous le dites pour me faire confesser, dit-il, vous me croyez mourant. »
Elle éclata en sanglots. « Que veux-tu que je te dise, fils ? Tu le sais bien toi-même. Tu es un homme et un soldat.
— Ah ! Je veux de l’opium, après j’irai mieux. Ne pleurez pas, dame, je n’en vaux pas la peine. Mais je ne veux pas me confesser à ce cul-terreux. J’attendrai le père Aubert, j’ai le temps. Je veux d’abord régler mes affaires. Appelez Giraut, et Laurent, mon clerc, et qu’il apporte du papier. »
Vers le matin, le malade commença à souffrir de douleurs dans le dos, de plus en plus fortes ; il respirait avec peine, avec des râles creux, et de temps en temps, sa poitrine était soulevée par une étrange toux, pareille à un aboiement. Ses bras lui obéissaient mal, et il ne pouvait rien avaler. L’infection s’était déclarée plus rapidement qu’on ne s’y fût attendu.
LA MORT MAL VENUE
Un temps étrange commençait où il n’y avait plus de jour, de soir ni de matin, où tout était mesuré par la douleur. Personne ne pouvait plus reposer dans la maison où il y avait, au milieu de la salle, à la vue de tous, cet homme prostré, hurlant et râlant et se lamentant sur sa propre mort tant qu’il ne restait plus à personne de force pour pleurer avec lui.
Bien des hommes, pourtant, avaient déjà souffert et étaient morts dans cette maison, mais comme Herbert avait réussi à vider sa maisonnée de toute vie pour la remplir de sa seule et encombrante présence, de même il remplissait le château de sa mort, et personne ne semblait plus pouvoir vivre tant qu’il était là. Car il devait encore lutter plusieurs jours. Au lendemain de l’accident, l’abbé de Saint-Florentin avait envoyé à Linnières un
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