La Pierre angulaire
l’honneur du nom ! »
Dans les chambres du haut, la dame et Giraut avaient préparé des lits pour les plus proches parents et les dames nobles, qu’on ne pouvait laisser en bas dans les granges. C’était un grand travail de recevoir et de nourrir tout ce monde. Et Herbert ne voulait voir personne dans la salle. « Ils sont venus comme à une fête, disait-il. Je les déteste, tous tant qu’ils sont. Je ne veux pas qu’ils m’entendent crier. »
La dame disait qu’il n’était pas décent de chasser de proches parents. « Ce n’est pas décent non plus de souffrir comme je souffre. Je veux la paix. Ah ! faites ce que vous voulez, après tout ; qu’ils viennent tous là, je n’en souffrirai pas plus. Ah ! dame, dame, Dieu vous punisse, c’est vous qui avez attiré cela sur moi. »
À chaque instant de répit que lui laissaient ses souffrances, Herbert avait l’impression de se réveiller – de quoi ? d’un rêve qui avait duré toute sa vie. De sa vie, il se réveillait pour se trouver devant cette seule chose vraie : la certitude de la mort. Il y avait quelques jours encore, il marchait sur la route, grelottant de froid et pensant au vin qu’il boirait à l’auberge. Il marchait sur la route tranquillement, comme un homme qui a encore trente ans de vie dans le corps. Et il n’avait que quatre ou cinq jours.
De ces trente ans de vie qu’il avait encore à vivre, de ces trente ans de vie qui étaient à lui de droit, il se réveillait à présent – qu’était sa vie sans ces années perdues ? une moitié de vie, un moignon. Oui, voilà, il avait vécu trente-huit ans pour rien, il n’avait pas su que sa vie ne serait qu’une moitié de vie. Que son âge mur et sa vieillesse allaient lui brûler dans le corps en trois jours, comme un incendie brûle en une heure les cierges préparés pour toute l’année.
Il arrivait si peu à croire que ce fût vrai que déjà il s’installait dans ces trois jours de vie comme s’ils eussent été trois mois, trois ans. Il donnait des ordres pour l’enterrement, pour l’organisation du domaine après sa mort, pour les dons à faire à ses hommes, les sommes à payer en réparation de dommages, et puis, à tout moment, il se réveillait et tombait dans le vide : rien, plus rien, il n’y aurait pas d’enterrement pour lui, pas de messe funèbre, lui n’y serait pas, ne le verrait pas, tout serait fini, il n’y aurait plus sur terre d’homme appelé Herbert de Linnières. Et une telle terreur le prenait qu’il se mettait à se lamenter, sans trop en rougir, car il pensait que les siens mettraient cela sur le compte de la douleur du corps, qui était forte, Dieu sait combien !
Il avait souvent risqué sa vie. Même là, dans la chapelle de ce château, il s’était préparé à la mort, pensant être foudroyé dans la nuit, il n’avait pas eu vraiment peur. Il avait eu son corps intact qui le gardait de la peur, son corps fait pour vivre longtemps qui lui faisait croire que la mort est un mensonge. Mais c’était le corps qui mentait – ce corps où la mort s’était logée et guettait, ce corps stupide que Dieu avait attiré dans le piège, et qui s’était brisé – pour un coup maladroit, pour une barre de chenets mal placée. Voilà où Dieu le guettait. Le coup de l’orage avait raté, mais que sont trois mois pour Dieu ? Moins que trois secondes. On lui avait laissé trois mois de répit, et il les avait passés bêtement à se fatiguer, à jeûner, à prier, à faire le mendiant pour l’amour de Dieu ; et tout ce pèlerinage n’avait été qu’une tromperie faite pour mieux l’attirer dans le piège. Ah ! la femme folle, la femme obstinée qui n’avait pas voulu lui montrer son visage ; à cause de cela, Notre-Dame n’avait pas pardonné non plus et l’avait envoyé droit à la mort.
Ce moine qui était là, à côté de son lit, et qui lui parlait sans cesse de l’autre vie, et du paradis et de l’enfer. Herbert s’était toujours méfié des prêtres, leurs sermons étaient pour lui propos de marchand qui vante sa marchandise. Il croyait bien aux messes, et aux prières, et à tout ce que l’Église enseigne – comment n’y eût-il pas cru ? Il n’était pas un mécréant. Mais il était payé pour savoir que dans sa vie à lui les choses saintes ne l’avaient jamais beaucoup aidé.
L’autre vie – cet homme pouvait-il lui promettre un paradis plein de beaux festins, de belles filles,
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