La Pierre angulaire

de chasses, de batailles, un paradis où il serait seigneur et maître, avec des chevaliers pour le servir ? « Même mort, pensait-il, j’aurai encore envie de tout cela, car que puis-je vouloir d’autre ? » Était-ce de sa faute, si tout ce qu’il aimait était tenu pour péché ? Un ermite crasseux et barbu qui n’a ni désirs ni sang dans le corps, celui-là est heureux en paradis et a ce qu’il veut. Un homme, un vrai, et qui aime vivre, ne doit s’attendre à rien d’autre qu’aux tourments de l’enfer. Était-ce juste ? Et si, pour éviter ces tourments, il doit cesser d’être lui-même, est-ce juste encore ? Devenir autre au point d’aimer leur paradis sans femmes et sans biens et sans ambition, leur paradis d’oisifs, n’est-ce pas aussi triste que mourir ?
    Ah ! son corps, son corps à lui, perdu à jamais, voilà, il voyait devant lui ces deux jambes longues comme des poutres, et qui ne faisaient déjà plus partie de lui, il ne les sentait plus, il était coupé en deux ; mais le reste, mais sa tête, il l’avait, ses yeux – et bientôt, même plus cela. L’âme ? Une ombre, moins qu’une ombre – comment peut-elle voir si elle n’a pas d’yeux, entendre si elle n’a pas d’oreilles ? Les prêtres peuvent dire ce qu’ils veulent, une âme n’est pas grand-chose.
    « Notre-Dame, s’il me fallait donner la vie de mes fils et de mes filles pour rançon de ma vie, je le ferais. Et si je devais donner la vie de ma mère pour ma vie, je le ferais. Oui, même s’il me fallait faire mourir notre comtesse Blanche et le jeune comte pour que je vive, je le ferais. Car que me servira, à moi, qu’ils vivent, si moi, je suis mort ? C’est comme s’ils étaient morts pour moi, eux et tous les hommes et toute la terre. Même mutilé comme je suis, j’aimerais mieux vivre encore dix ans, non, un an, plutôt que d’aller droit en paradis, quand même ce serait à la première place, à côté de saint Jean-Baptiste. Mon Dieu, quand vous feriez de moi l’échanson de Notre-Dame, je ne le voudrais pas, j’aime encore mieux être Herbert de Linnières, châtelain de Hervi.
    » Seigneur, Seigneur, voilà que bientôt il n’y aura plus d’Herbert de Linnières, nulle part, jamais, jamais, jamais plus. Seigneur, ne laissez pas cette chose se faire, pas avant, du moins, que je sois vieux et rassasié de ma vie, et alors je serai bon pour aller en paradis. »
    Il se décida à recevoir les sacrements. Il le fit la mort dans l’âme, par respect des convenances ; car il se savait si peu préparé à la mort qu’il ne vivait que dans l’espoir d’un miracle, et il n’y croyait pas au fond du cœur. Cette mort-là, il ne l’acceptait pas. Il aurait eu une bonne mort si Dieu l’avait laissé vivre jusqu’à soixante-dix ans. Sa bonne mort. Dieu la lui avait volée, ce n’était pas de sa vraie mort qu’il mourait ; un vol et une tricherie, c’était, un faux coup de dés, et Dieu était le mauvais joueur, pas lui.
    Quand il apprit que dame Aelis allait mieux et n’était plus en danger, il dicta à son clerc, en présence du père Aubert, une lettre par laquelle il dénonçait sa femme comme adultère et débauchée, et portait plainte à l’évêque de Troyes contre elle et Amaury de Breul. « Que je meure ou non, dit-il, il faut qu’elle ait un procès et qu’elle soit condamnée. Je me retournerai dans la tombe si, sur quelque papier que ce soit, elle est jamais marquée comme ma veuve. » Il put parler aussi au juge du comté, venu de Troyes. Sur les instances de sa mère, il avait renoncé à porter plainte contre son fils, et déclara qu’il s’agissait d’un accident, et que dans l’affaire il avait lui-même été l’agresseur ; le jeune homme n’était coupable que d’insubordination et de manque de respect à son père, et son délit relevait de la justice d’Église.
    Haguenier passait son temps dans la chapelle, devant l’autel où était exposé jour et nuit le calice contenant l’hostie. Et de temps à autre, il se glissait dans la salle, le long du mur, pour n’être pas vu d’Herbert, et regardait le mourant, d’aussi près qu’il osait approcher. Il espérait toujours un miracle. Sa tête était si troublée par le jeûne, la fatigue et l’angoisse, qu’il ne reconnaissait personne, et se parlait à lui-même à haute voix. Il avait étrangement changé en quelques jours. On eût dit qu’une flamme lente le dévorait du