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La Pierre angulaire

La Pierre angulaire

Titel: La Pierre angulaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Zoé Oldenbourg
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comprendre quelque chose.
    « La saignée, dit-il, la saignée, chien !
    — Mais, je la fais, mon seigneur. » Jacques avait ouvert le sang au-dessous de la cheville, et un filet noirâtre coulait dans la petite cuvette de cuivre.
    « Ah ! mais… ça va mal alors, je ne sens rien. C’est comme si je n’avais plus mes jambes. À-ah ! les chiens ! cria-t-il tout d’un coup. Maudit sois-tu, bâtard ! Que m’as-tu fait ? Tu m’as tué. Comprends-tu, tu m’as tué ! » Et il leva les yeux vers Haguenier, vers Giraut, vers tous ces hommes qui le regardaient d’un air interloqué. Et il y avait une telle terreur, un tel désarroi dans son regard que, comme un éclair rend la nuit aussi brillante que le jour, tout fut éclairé pour un instant dans le cœur de ces hommes : cet être brisé était plus proche d’eux que leurs parents et amis, dans cette brusque révélation de son malheur. Saint ou bandit, un homme ne vit qu’une fois.
    Par pudeur, tous ces grands hommes rudes, aux faces tannées, baissaient les yeux, se grattaient la tête. Dans ce silence qui devenait pesant, Herbert se sentait, du coup, entraîné dans de tels abîmes de solitude et de détresse qu’il avait envie de hurler. Le dos brisé, c’est la mort d’un homme. Un cheval qui se brise le dos, on l’achève. Lui, on ne l’achèverait pas. Il savait comment on meurt de cela. Des souffrances horribles. Le petit Robert de Monguoz s’était brisé le dos en tombant d’un mur, à Troyes ; il avait crié et hurlé pendant huit jours comme un cochon qu’on égorge, et, au début, on avait cru qu’il n’avait rien. Herbert essayait de comprendre et ne pouvait pas. Il est des blessés qui souffrent avec l’espoir de guérir. Lui n’aurait même pas cet espoir. Cela fait une différence terrible.
    Et il y avait si peu d’instants encore il était là, debout, marchant – il essayait de rassembler ses souvenirs, désespérément, comme pour revivre la scène à nouveau et tenter, cette fois, d’éviter le coup – oui, il tenait les tresses d’Aelis, il voulait la rejeter par terre et la piétiner. Il eût fallu, d’abord, régler son compte à Haguenier mieux qu’il n’avait fait ; il était le plus fort ; mais l’autre était plus jeune ; oui, il eût fallu ne pas attendre le coup dans la poitrine, il avait perdu trois bonnes secondes à reprendre le souffle ; il eût fallu prendre garde aux chenets…
    « Ha ! cria-t-il tout d’un coup, en tournant la tête vers l’âtre, qu’on m’emporte cette barre, qu’on la donne au forgeron de Hervi, qu’il la chauffe pour la briser en petits morceaux. Ah ! chien, chien, tu mériterais qu’on te l’enfonce chauffée à blanc dans le corps. Ah ! quel retour j’ai par toi, quel Noël ! »
    Haguenier le regardait, terrifié : il commençait seulement à comprendre ce qui était arrivé, et que la blessure de son père pouvait être mortelle. Dans quel cauchemar allait-il entrer à présent ? Il se prit les cheveux à deux poings. « A-ah ! Qu’ai-je fait ! qu’ai-je fait ! Ah ! sainte Madeleine ! »
    Il se mit à genoux et inclina sa tête jusqu’aux pieds du blessé. « Père. Père, pardonnez-moi. Je ne l’ai pas voulu.
    — Jamais, dit Herbert. Je vais te livrer à la justice comme parricide. Tu seras écartelé. Ah ! chien, j’avais toujours su qu’il m’arriverait malheur par toi. À quoi te sert de regretter, maintenant, tu pourrais aussi bien danser de joie, je n’en serais pas plus mal. Tu as vengé ta mère, hein ? Elle m’eût bien tué aussi, si elle pouvait. Va-t’en au diable. Je veux qu’on me porte là-haut, sur mon lit. »
    On voulut le soulever, mais son dos lui faisait mal et il retomba en arrière en gémissant. « Pas encore », dit-il.
    Et Haguenier regardait cette face pitoyable, aux larges yeux incolores qui se remplissaient lentement de larmes, et il sentait une telle compassion envahir son âme qu’il eût voulu couvrir de baisers la main du blessé et essuyer ses larmes, et être seul à le soigner, à le veiller, et il n’en avait pas le droit. Son propre père. « Mon Dieu, qu’il guérisse seulement, je passerai ma vie à être son valet. Mon Dieu, que m’avez-vous fait ? Ai-je jamais souhaité un autre père ? »
    Sous le regard brûlant de son fils, Herbert se sentit pour un instant gagné par l’attendrissement, ses yeux exprimèrent comme un reproche triste. « Ah ! bâtard, dit-il, dire

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