La Pierre angulaire
dedans, et modelait ses traits et leur enlevait l’épaisseur que l’âge et les fatigues commençaient déjà à leur donner : il aurait eu l’air d’un adolescent grandi trop vite, n’étaient les poils brunâtres qui couvraient son menton. Et son visage prenait une beauté si rayonnante, malgré l’air d’extrême égarement qui perçait dans ses regards et dans ses gestes, que Giraut lui-même, en le rencontrant à la porte de la chapelle, lui avait mis la main sur l’épaule, en disant : « Allez, ne vous mangez pas le cœur : on voit bien que Dieu vous pardonne. »
« Mais lui ne me pardonne pas, pensait Haguenier. Et moi-même je ne me pardonne pas. Comment vivre s’il meurt ? » Une fois, le soir du troisième jour, comme Herbert paraissait plus calme, et que le moine qui le soignait s’était assoupi, Haguenier s’enhardit et approcha du lit. Herbert l’aperçut et ne le reconnut pas tout d’abord. Puis ses yeux clairs et grands ouverts s’emplirent de larmes, et en même temps une telle haine s’y lisait qu’Haguenier en eut le cœur chaviré.
« Chien, dit Herbert, d’une voix basse et sifflante.
— Pardonnez-moi.
— Il n’y a pas de pardon, de moi à toi. Les morts ne pardonnent pas. »
Haguenier baissa la tête et ne dit rien.
« Attends, dit Herbert, je voulais te dire. Je ne veux pas que tu prennes ma place. J’aime mieux laisser tous mes biens aux mains de dame Isabeau.
— Oui, dit Haguenier, je m’en irai.
— Tu iras dans un couvent pleurer ton péché.
— J’irai, »
Du coup, Herbert n’éprouvait plus de rancune ; il avait pu en vouloir au garçon tant qu’il ne le voyait pas, à présent, ses sentiments paternels reprenaient le dessus. « Il m’aura donc déçu jusqu’au bout, pensait-il. Si au moins il l’avait fait exprès, l’imbécile, si au moins il se réjouissait de l’héritage. Ernaut, à sa place, m’eût traité de mauvais père et m’eût accusé de vouloir le faire mourir. Malheur à l’homme, qui est obligé de passer par la femme pour avoir des fils, c’est le fils de Bertrade, c’est au sang de Bertrade que passe mon héritage, jamais je n’y changerai rien. Qu’il aille donc au couvent, il n’est bon qu’à ça. » Et malgré tout, il était fasciné par la splendeur de ce visage si jeune que la douleur aiguisait et transfigurait : car dans ce visage il y avait un oubli de soi si total qu’un autre monde s’y reflétait comme dans un miroir ; par delà son mépris et sa déception, Herbert sentait qu’il y avait peut-être en ce garçon plus de ressources qu’il ne le croyait. Il avait envie que l’enfant restât là, près de lui. « Fils de chienne, dit-il, je t’aimais bien, pourtant.
— Pardonnez-moi, dit encore Haguenier.
— Sottises. À quoi bon pardonner ? Je ne peux pas. Reste là. Dis-moi : si je te demandais à présent de te remarier pour avoir des fils, le ferais-tu ?
— Oui, dit Haguenier. Mais je préférerais me faire moine.
— Eh bien, fais-toi moine, j’ai toujours dit que tu n’étais bon qu’à ça. Avant de le faire, parle au vicomte et trouve un bon mari pour ta fille. Avec la dot qu’elle aura, elle pourra prendre le second fils du comte de Bar, ou mieux encore le sénéchal de Bar-sur-Aube, qui aura tout juste quarante ans quand elle sera en âge de se marier. Il tiendra la terre comme il faut. Mais fais célébrer le mariage avant d’entrer au couvent. Quel âge a-t-elle, au juste ?
— Un an, puisqu’elle est née avant la Noël.
— Oui, le sénéchal est un homme plus sûr. Fais un vrai mariage, pas des fiançailles, c’est quand même moins facile à rompre. Attends, dis-moi donc, avant que j’oublie, cette dame-là, avec qui tu couchais ou je ne sais plus quoi, la fille de feu Érard de Baudement qui s’était fait Templier – voilà que je ne me rappelle plus les noms – tu l’as quittée, alors ?
— Oui.
— Et c’est pour ça que tu veux te faire moine.
— Oui.
— Reste là. Écoute. Que le sénéchal de Bar-sur-Aube assure le service armé, puisque c’est lui qui tiendra le fief, mais qu’il n’oublie pas Pierre, et qu’il lui laisse une part sur les revenus de Linnières. Pierre lui prêtera hommage, puisque moi, je n’ai pas le droit de le faire hériter. Et puis, n’oublie pas Ortrud. Il faut la marier. Je l’ai achetée vierge à sa mère, une fameuse maquerelle. Je ne veux pas qu’elle roule. C’est aussi un
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