La Pierre angulaire
étoffes teintes de la maison avaient été étendus sur les dalles de la chapelle, et les dames avaient suspendu aux hauts chandeliers, sur les murs et les fenêtres, leurs écharpes de couleur et leurs manches brodées, pour rendre encore plus somptueuse cette chapelle ardente. Et les cierges, sous les voûtes repeintes à neuf, répandaient une lumière telle que ceux qui entraient en étaient éblouis et fermaient les yeux.
La dame et les fils du défunt avaient tiré des coffres tous leurs trésors pour pouvoir l’honorer dignement à son lit de mort. Ce qu’il avait aimé pendant sa vie n’allait pas lui manquer en ce jour où son corps disait adieu à la terre.
En ce terrible jour de Noël, cette âme morte de mauvaise mort ne se plaindrait pas, du moins, d’avoir eu de mauvaises funérailles.
Six hommes nobles – chevaliers et écuyers – se relayaient pour veiller le corps : Pierre de Linnières, Joceran de Linnières, Joceran de Puiseaux, Jacques de Pouilli, Manesier de Puiseaux, André de Chapes. Trois prêtres : le père Aubert, le prieur de Saint-Florentin et le curé de Linnières, venaient prier à tour de rôle pour le repos de l’âme du défunt.
Le cadavre, que dans la nuit même on avait vidé, nettoyé, rempli d’onguents et frotté de baumes, avait plutôt l’air d’une idole de marbre que d’un corps humain. Le visage, jaunâtre, lisse, rasé, aux belles lèvres en bourrelet, au nez large et droit, était majestueux et méconnaissable. Il frappait par l’absence de toute expression – de celle même, fugitive, que le hasard imprime sur des traits déformés par la mort. Le visage d’Herbert, dans la mort, ne reflétait ni paix, ni tristesse, ni angoisse. Rien. Un homme idiot de naissance eût pu avoir cette tête-là. Et c’est pourquoi, malgré la beauté des traits, ce visage était effrayant à voir.
Au troisième jour de Noël, le corps d’Herbert de Linnières, déposé dans un grand cercueil de chêne scellé de plomb aux coins, recouvert d’étoffes précieuses, poursuivait son dernier pèlerinage sur terre. Posé sur un grand char traîné par six chevaux, il avançait sur la nouvelle route de Linnières à Hervi ; les chevaux en sueur glissaient sur la neige mouillée. Un prêtre marchait devant, suivi d’enfants de chœur portant des cierges. La dame marchait la première derrière le char, droite sous son grand voile blanc et sa cape de laine noire. La famille et les amis du défunt suivaient en file, deux par deux, et, dernier de la procession, derrière les valets et les servantes, marchait Haguenier, vêtu de laine grise comme un paysan et les cheveux coupés. Il marchait une dizaine de pas en arrière des autres, n’osant se mêler au cortège. Et aux tournants de la route, il s’arrêtait et se hissait sur le talus, pour apercevoir de loin le cercueil.
Le cercueil resta encore deux jours exposé à l’église de Sainte-Marie-des-Anges, et il y fut brûlé plus de cierges qu’on n’en usait à Linnières en un an. Et le père Aubert se disait que le châtelain de Linnières avait bien choisi son temps pour mourir, car un mois plus tard, il eût fort risqué de mourir excommunié, l’enquête sur ses mœurs était toujours en cours et, à présent, il n’y avait plus qu’à laisser tomber l’affaire. Il n’en était pas moins choqué du faste que déployait la famille pour cet enterrement ; au pays, on n’avait pas encore oublié les treize pendus, ni la demoiselle Églantine.
Pendant que le corps était à l’église, une énorme charrette traînée par quatre bœufs apparut au carrefour de la route qui menait à Puiseaux, et descendit lentement vers Hervi. Un homme à cheval la précédait, et des valets la poussaient par derrière, et tiraient sur les licous des bœufs. La foule rassemblée autour de l’église et au cimetière la regardait, étonnée ; et Pierre de Linnières monta à cheval et alla à la rencontre des arrivants, se disant que ce devaient être des amis de Troyes qui envoyaient des dons pour l’enterrement.
L’homme à cheval enleva son chapeau en voyant le jeune homme, et Pierre reconnut le premier compagnon d’un des grands marbriers de Troyes, maître Jacques Hervieu. « Je viens, dit le compagnon, livrer la commande. Excusez-moi du retard, seigneur chevalier, mais les routes sont mauvaises. C’est la faute à Monsieur votre père, Dieu ait son âme : il nous avait demandé de ne la livrer qu’au jour de
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