La Pierre angulaire
sa mort. » Et il montra l’énorme objet couvert de bâches posé sur la charrette. Pierre apprit alors qu’il y avait dix ans déjà, avant sa seconde croisade, Herbert avait fait faire un grand sarcophage en pierre et couvert d’une dalle sculptée, dans lequel il voulait être enterré. « Vous ne le saviez pas ? dit le compagnon du marbrier. Il y a six mois encore, feu votre père était passé chez mon maître et était descendu dans la cave pour voir la dalle. Il venait la regarder souvent, et l’aimait beaucoup, à ce que je crois. » Pierre s’essuya les yeux avec la paume de la main, et descendit de cheval pour aider les valets à pousser.
La foule s’assembla autour de l’immense cuve de pierre qu’on faisait glisser sur des planches et des poutres pour la déposer dans l’étroit caveau de Linnières : au fait, il n’y avait plus guère de place dans le caveau, et on n’y enterrait plus depuis longtemps ; mais Herbert avait tout calculé d’avance, et il restait encore un passage entre la tombe de son grand-père et celle d’Herbert le Roux : c’était la place réservée à Rainard, le maudit, qui n’avait pu être inhumé en terre chrétienne.
Pendant qu’on faisait descendre le cercueil de la charrette, une des poutres roula trop vite, et l’énorme masse de pierre glissa et s’abattit de tout son poids sur les reins d’un des ouvriers. Le malheureux devait en mourir dans la journée. « Même mort, il fait encore du mal », disaient les gens du pays.
Puis on découvrit la dalle funéraire qui fermait le cercueil. On y voyait, sculpté en relief, un chevalier armé de pied en cap, une épée sur la poitrine, un bouclier sur le côté. C’était une belle sculpture. Les détails de l’armure, et jusqu’aux maillons du haubert, étaient taillés avec soin, et le visage du gisant, sous le heaume à visière relevée, était beau et serein, et ressemblait à celui d’Herbert, avec sa fossette au menton, ses lèvres sensuelles et son nez droit. Des lettres latines, profondément gravées dans la pierre, faisaient le tour de la dalle. Les glissières du heaume, les jointures du haubert et les éperons étaient peints en or, le reste de l’armure en gris. Sur les deux côtés de la poitrine, partant des poignets, étaient sculptés deux rubans, peints en or aussi, où étaient gravées des lettres. À droite, on lisait : Regina c œ li, et à gauche : Ave spes mea.
Le cercueil d’Herbert fut donc déposé dans le sarcophage, recouvert de la dalle et scellé de plomb autour. Tous en éprouvaient comme une espèce de désarroi, auquel s’ajoutait le malaise causé par l’accident : c’était comme si Herbert lui-même était revenu au dernier moment, pour tout déranger, et frapper une dernière fois les esprits par ce luxe insolent qu’il aimait a étaler partout. Personne dans le pays n’avait eu de cercueil pareil ; il avait dû coûter une fortune, ramassée comment ? Le compagnon de Jacques Hervieu dit qu’Herbert avait payé comptant, au retour de Constantinople. Il venait surveiller les travaux, corriger des détails, il avait voulu à tout prix que la tête fût ressemblante, et avait composé lui-même les inscriptions.
Il y eut un grand repas de funérailles au château de Hervi, morne et luxueux. La dame, redevenue maîtresse de grande maison, parée de lourds bijoux sombres sous son voile de deuil blanc et gaufré, semblait plus soucieuse de contenter ses hôtes que de pleurer son fils. La famille affectait une tristesse décente, mais au fond chacun ne pensait qu’à une chose, rentrer au plus tôt chez soi. On s’ennuyait mortellement de ces longues funérailles après cette longue agonie.
Et puis, la pensée de cette vie si brusquement, si cruellement coupée, laissait une impression de gêne. Depuis vingt ans, on pensait : « Gare au jour où Herbert sera le maître. » Et voilà, depuis deux ans le vieux était parti, et Herbert commençait à peine à étendre ses toiles d’araignée sur le pays, et ses voisins pensaient : « C’est fait, on sera tous ses hommes, un jour. » C’était pour des dizaines d’années à l’avance qu’était faite la rancune qu’on lui portait. Et en pleine force, en pleine vie, il s’en allait, ne laissant derrière lui que vide et désordre. Même pas un fils pour tenir la maison. Car Haguenier, prisonnier sur parole, devait se rendre à Troyes pour se mettre aux mains des juges d’Église, et
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