La Pierre angulaire
facile à accepter, pour un homme vieux et fatigué comme il l’était ? Eh oui, même un bœuf se fût plaint, en son langage de bête.
La première journée lui avait paru très longue. Sans ce soleil qui lui écrasait toujours la tête il eût cru qu’il tournait là depuis une semaine. La douleur dans le dos devenait de plus en plus forte, elle gagnait les épaules et les jambes, tout le corps ; un pas, deux, trois, quatre, il essayait de compter les pas et s’y perdait ; le bourdonnement aux oreilles était si fort qu’il ne savait même plus si un homme était là pour le surveiller. Sur ses jambes ensanglantées où collaient les mouches, il avait encore vivace la peur de la corde, l’eût-il voulu il n’eût pas osé s’arrêter ; c’est parce qu’il ne voyait rien et ne pouvait savoir d’où viendraient les coups que son corps se raidissait, plus craintif que ne l’était son âme, car dans la tête il n’avait plus ni crainte ni tristesse, seulement la douleur ; il croyait ne plus savoir parler, il n’eût pu trouver un mot pour se plaindre.
Il devait être midi passé lorsque l’homme qu’il nommait le gardien lui apporta à boire. Il but, courbé comme il était, avidement, en deux traits ; l’eau était tiède, il sentait sous ses lèvres le goulot d’argile de la cruche, où tant d’autres bouches avaient dû se coller, tout à l’heure – il en eut un vague dégoût – des bouches d’infidèles… mais quoi, c’était lui l’infidèle, pour eux. Machinalement, il remercia, en arabe, sans songer qu’il valait peut-être mieux ne pas être pris ici pour un ancien croisé. Le gardien lui adressa quelques mots qu’il ne comprit pas, ce qu’il connaissait encore le mieux de l’arabe, c’étaient les injures.
Après, il fallut reprendre la marche. Il finit par ne plus trouver le temps long. Il lui semblait marcher ainsi, ce poids sur les épaules, depuis toujours, il avait oublié tout le reste. Il ne souhaitait plus rien. On vint le détacher, il essaya de se redresser, n’y parvint pas, et resta là, courbé, n’osant pas bouger et se demandant ce qu’on voulait de lui.
Il fut mené dans une espèce de trou creusé dans la terre et couvert de planches, où des corps d’hommes s’entassaient pêle-mêle ; ce devaient être les autres prisonniers. Il s’étendit sur le sol et ne bougea plus. Il tâchait de trouver une position où son corps ne lui fît pas mal. Les mouches, c’est qu’il y avait de mauvaises mouches dans le pays. Il commençait à faire frais. Instinctivement, le vieux se serra contre son voisin le plus proche, pour se réchauffer un peu.
Il était déjà endormi, lorsqu’il sentit une main se poser sur son bras. « C’est le matin », pensa-t-il, et se redressa, essaya de se lever. Deux bras maigres lui entouraient le cou, une joue mouillée se serrait contre sa joue. Auberi ! Il avait oublié Auberi. « Je deviens fou », se dit-il. L’enfant ne disait rien. Il se serrait contre son maître et pleurait. Le vieillard lui passait distraitement la main dans les cheveux, trop absorbé dans son propre malheur et sa fatigue pour penser à son petit compagnon. À la fin, Auberi s’endormit, reniflant dans son sommeil comme un tout petit enfant.
Ce qui était arrivé, Auberi ne parvenait pas encore à le croire. Que cela ait pu arriver juste à lui, Auberi, cette chose terrible, être prisonnier des païens. Avant, il s’imaginait que ce devait être aussi affreux que de mourir et d’aller en purgatoire, pire même car après tout, tout homme finit bien par mourir, en pays chrétien, et on n’en dit pas autre chose que « Dieu ait son âme ». Mais les prisonniers, ah ! on les plaint, on prie même à l’église spécialement pour eux, comme pour des martyrs.
C’était à peine s’il ne s’imaginait pas les païens comme des monstres cornus et velus, avec du feu dans la bouche. Ceux qui étaient tombés sur la bande des pèlerins étaient, après tout, des hommes ordinaires, bien qu’assez noirs de ligure, comme il convient à des mécréants. Et les gens d’ici, ceux du village, n’étaient même pas si noirs, et il y avait de jeunes garçons parmi eux, avec lesquels il eût bien aimé jouer et se battre ; ils avaient des femmes, grandes et belles, vêtues de pantalons, mais la tête couverte de voiles, et qui mettaient des chemises rayées et des bracelets brillants aux poignets et aux chevilles, les jours de fête. Ils
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