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La Pierre angulaire

La Pierre angulaire

Titel: La Pierre angulaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Zoé Oldenbourg
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avaient des petits enfants qui couraient tout nus, des vieilles femmes qui portaient de longues cruches d’eau sur leurs têtes. Les hommes étaient des artisans et fabriquaient des outres et des poteries, tout comme des chrétiens.
    Depuis huit jours il restait là, au grand soleil, sans autre vêtement qu’un torchon de grosse toile sur les hanches. Il fallait porter des pierres jusqu’en haut de la colline – le seigneur du pays devait être en train de fortifier son village, de refaire un vieux mur qui avait été démoli. Ils étaient là une trentaine à y travailler, les pierres étaient lourdes, les hommes affaiblis ; la plupart d’entre eux étaient des chrétiens du pays, Auberi ne les distinguait pas bien des infidèles et pensait que ce ne devaient pas être de vrais chrétiens. Il y avait aussi deux anciens matelots génois, avec lesquels il avait fini par s’expliquer tant bien que mal, en provençal.
    Le soir, les hommes, harassés, profitaient de l’heure de la prière pour se coucher par terre au pied du mur. De là, ils pouvaient voir la mosquée, les blanches maisons à toits plats, quelques cyprès devant la muraille du château seigneurial, et, derrière, les oliveraies sur un fond de collines violettes. À l’heure de la prière tout devenait si tranquille, le ciel d’un or si pur, et l’argent des oliviers, et les cierges noirs des cyprès, et la blancheur mate des maisons, c’était beau à couper le souffle. Auberi regardait devant lui sans penser, fourbu, la main sur ses mèches folles trempées de sueur. Il se prenait à aimer la voix aiguë et traînante du muezzin. Amusé, il le regardait répéter ses gestes bizarres sur son toit, et il voyait trembler sa barbe rousse et son lourd turban de mousseline blanche. « Il ferait beau voir le curé de notre village crier comme ça, pensait-il, et même le sacristain. On voit bien que ces gens-là servent le diable : ils laisseront leur curé se rompre la gorge plutôt que d’acheter une cloche. » Et de nouveau, tout étonné, il se rappelait qu’il était chez les païens, pour de bon, et qu’il n’avait aucun moyen de s’échapper – comment s’évader avec un aveugle ? Il fallait escalader le mur, sauter dans un ravin… Auberi mesurait les murs du regard, essayait de se souvenir du peu qu’il avait vu de la route, de la pente où il travaillait. Tout lui paraissait possible, et il se satisfaisait si facilement de ces évasions imaginaires qu’il ne lui venait pas à l’esprit de chercher à les exécuter réellement.
    « Ô mon frère, ô mon compagnon, c’est Dieu qui me punit de t’avoir abandonné dans ta grande détresse, frère, toi qu’il a mis sur ma route parce que nos malheurs étaient pareils. Sur les routes brûlantes je t’ai mené, et sur les routes glacées, dans le vent et le verglas ; sur les parvis des églises nous avions tendu la main ensemble, nous avons couché ensemble sur le foin comme sur la terre nue. Frères dans la nuit du corps, frères dans le deuil. Tu as subi la fatigue et la misère pour ne pas te séparer de moi, toi qui avais le cœur hautain et dur pour les autres hommes.
    « Frère, jamais tu n’auras su combien je t’aimais, moi-même je ne le savais pas. Et ta noble tête a roulé sur les pierres, ta tête où les corbeaux n’ont rien eu à boire entre les paupières, ta tête suppliciée, ta tête aux pensées dures.
    » Frère, pour te trahir et te laisser seul je t’ai mené là, toi qui as eu confiance en moi comme aucun autre homme au monde. Je n’ai pas su être près de toi jusqu’au bout, quand tu mourais je ne l’ai pas su, mon cœur ne me l’a pas dit.
    »  Frère, tu as mieux aimé mourir que d’être ce que je suis à présent, esclave et pareil à une bête. Que ton péché retombe sur moi seul, et je durerai autant qu’il faudra.
    » Frère, tu aurais bien eu raison de te moquer de moi, maintenant, mais tu n’es plus là, et je n’entendrai plus jamais tes reproches.
    » Cette vie que tu as méprisée jusqu’au bout, voilà, je la subis, et j’y tiens encore, mais Dieu le sait, elle me paraît vide sans toi, toi que j’ai laissé partir, frère, toi qui m’as abandonné. A-t-il encore le droit de prier Dieu, l’homme qui n’a pas su garder son ami du mal ?
    » Comme le bœuf après son compagnon de joug je me languis après toi, frère de misère, mais que Dieu nous juge, si tu avais été un vrai ami, tu ne m’aurais pas quitté

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