La Pierre angulaire
mère le voie chaque jour plus beau ; qu’il soit pour elle le joyau qu’elle porte sur son cou, le trésor qu’elle garde en son cœur, elle qui a tant souffert pour qu’il devienne une âme vivante. Amie blanche, étoile brillante, Croix du Sud, je ne vous reverrai plus, car amer est le goût de nos rencontres sur terre, où il nous faut sans cesse vouloir et ne pas vouloir, et nous attirer d’une main pour nous repousser de l’autre » Vous êtes ma fiancée et mon épouse à jamais. Et vous êtes à un autre. Les deux choses sont vraies, et pourtant on ne peut pas les penser ensemble. Il faut donc que je ne vous revoie plus jamais, ô couronne d’étoiles, parce que dans cette vie il n’y a pas de place pour deux choses contraires l’une à l’autre. »
Au tournant de la Seine, devant les îles, Haguenier s’arrêta pour regarder encore la bannière rouge flotter au vent. C’était la dernière chose qu’il verrait jamais de Marie. Et il tira de son col la mince écharpe pourpre dont il ne se séparait plus depuis deux ans, et cassa des branches de pommiers sauvages et d’églantiers qui poussaient le long de la route, et en fit à la hâte une immense couronne, qu’il lia et ficela tant bien que mal avec l’écharpe – ses doigts étaient couverts de sang à cause des épines de l’églantier. Fuis il piqua dans la couronne toutes les fleurs des champs qu’il put trouver sur la rive, des pervenches, des anémones, des marguerites, des boutons d’or, comme s’il était en train d’orner une châsse pour un jour de fête. Le soleil se couchait, la Seine, près de Mongenost, était toute d’or, et les bouquets de saules qui poussaient sur la rive avaient pris des teintes cuivrées et argentées, et tout avait changé de couleur et paraissait irréel. Le vent s’était calmé et derrière le château de minces nuages longs fondaient dans de l’or brûlant.
Haguenier fit le signe de croix, enleva de son petit doigt sa bague d’améthystes – son alliance avec Marie – et l’accrocha à une des branches de la couronne de fleurs. Puis il descendit vers la Seine, se pencha au-dessus des joncs, et posa sa couronne sur l’eau. L’édifice de fleurs, tout rose et vert et blanc, fait comme de dentelles et d’étoiles, s’ébranla un peu, et se mit à flotter lentement au fil du courant. Il s’accrocha un instant aux roseaux, se détacha de nouveau, et, pris dans un petit remous, dériva vers le milieu du fleuve.
Haguenier le regardait flotter, la main sur les yeux, car le soleil était à présent sur la Seine même, et l’aveuglait. Des larmes lui montaient aux paupières, et pourtant un calme étrange le gagnait, en face de cette gloire céleste. Et sa couronne flottait toujours, petit îlot noir perdu sur le fleuve d’or. « Peut-être arrivera-t-elle jusqu’à Mongenost, pensait-il, sans même trop y attacher d’importance. Ou bien elle coulera. C’est la même chose. De toute façon, elle comprendra. »
CINQUIÈME PARTIE
LA FIN DU SERVICE D’AUBERI
Le vieux avait à présent un grand soliveau attaché sur les épaules, comme un joug. La barre était fixée à la roue, à la hauteur d’épaules d’homme, mais le vieux était si grand qu’il devait se tenir courbé, les reins ployés, le dos voûté, cela faisait si mal qu’il fût certainement tombé, de douleur, s’il n’avait pas été attaché à la barre. Il se disait même que si la barre avait été à sa mesure il n’eût pas trouvé son travail trop dur – au fait, que pouvait-il faire d’autre ? On n’allait tout de même pas lui donner à manger pour rien.
Le premier jour, de se savoir attaché là, comme un bœuf, à faire une besogne de bête de somme, lui avait paru un peu dur. Il en avait même pleuré – son œil mort ne lui servait plus qu’à ça. Non qu’il n’eût jamais connu rien de pire : ramer sur une galère était pire. Mais il était jeune, alors. Dieu sait, une fois sur la galère un homme n’a guère d’espoir d’en sortir, si ce n’est le jour où on le jette à manger aux poissons. Mais enfin, par miracle, il s’en était tiré. À présent, il pouvait être à peu près sûr de finir ses jours à la barre de ce moulin.
Il avait eu beau être prêt à tout, en pensée – lorsqu’on crache sur vous et qu’on vous donne des coups de pied, et qu’on vous attache à un bât et qu’on vous lacère les jambes à coups de corde pour vous faire avancer – est-ce
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