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La Pierre angulaire

La Pierre angulaire

Titel: La Pierre angulaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Zoé Oldenbourg
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 »
    Des Anglais ? Des Allemands ? Auberi courut vers eux, fut ébloui un moment par la lueur d’une lampe brillant derrière la portière entrebâillée. Un des hommes pointa sa lance vers lui. « Frère, frère, dit Auberi en secouant la tête, Français, Franceze, pellegrino.  »
    Les hommes, deux gros soldats blonds et barbus, se regardèrent, baissèrent les lances. «  Ja so, ein Welsche. Komm, viens. » Auberi entra dans la tente ; il riait, affolé de fatigue et d’émotion, secoué par un hoquet nerveux. Il ne pouvait regarder autour de lui. Il s’affaissa par terre, sur des peaux, disant : « À boire, soif. » Il sentit quelqu’un approcher un bol de vin de ses lèvres crevassées.
    Cahoté dans le chariot, Auberi grelottait de fièvre ; à travers les fentes de la toile le soleil brûlait ses yeux malades. Il pensait : « Moi aussi je vais devenir aveugle. » Il avait de telles douleurs dans la tête et dans les entrailles qu’il pouvait à peine manger. Tout le temps il demandait à boire, et ses compagnons maugréaient d’être obligés de réduire encore à cause de lui leur maigre ration de vin et de bière. Leurs provisions étaient presque épuisées, ils étaient à une journée de Jérusalem.
    C’étaient des pèlerins allemands, qui avaient dû s’attarder à Jaffa à cause des chaleurs ; il y avait des vieillards, des malades parmi eux, une femme qui avait accouché sur le bateau. Quatre soldats et trois moines menaient le convoi.
    Le soir, les moines firent descendre Auberi de la charrette, et l’allongèrent sur des sacs qui leur servaient de lit à eux, dans la tente qu’ils installaient pour la nuit. L’air y était plus pur, il y avait plus de place. Dans la charrette les gens dormaient les uns sur les autres ; il y avait un vieillard tout couvert d’ulcères qui puait comme un cadavre ; un gros homme paralysé des deux jambes geignait sans cesse et injuriait ses voisins. Une vieille femme, rendue à moitié folle par le voyage, chantonnait à mi-voix des chansons obscènes ; les hommes riaient.
    La femme avec le nourrisson était aussi descendue dans la tente et défaisait les langes de l’enfant. Deux des moines avaient accroché sur la bâche une croix de chêne ornée de fer forgé, et l’entouraient de grandes branches de palmier, dont les longues feuilles desséchées rappelaient des pointes de lances. Sur deux pichets de terre à goulots étroits ils avaient planté deux cierges de cire jaune, et les allumaient du feu de leur petite lampe à huile. Le troisième moine, dehors, debout, adossé au chariot, guettait l’étoile du Berger pour pouvoir commencer à chanter complies.
    Auberi regardait, indifférent, abruti par la fièvre. Mais le chant, cadencé et rude, le ranimait peu à peu. Tous les soirs du passé venaient se fondre avec ce soir-là, dans ces paroles toujours les mêmes, dans cette mélodie qu’il avait dans le sang depuis ses premiers pas. À cela on n’échappe plus. Ce chant lui était aussi nécessaire que le pain et le sel.
    Il se souleva lentement sur le coude, puis se mit à genoux ; rester couché pendant un office lui paraissait aussi gênant que d’y assister tout nu ou de garder son bonnet sur la tête.
    Debout, le dos raide et les bras croisés, les moines chantaient, aussi placides que s’ils se trouvaient dans l’oratoire de leur couvent. C’étaient des frères noirs, en frocs de bure tout râpés et fort sales ; ils étaient mal rasés et avaient d’âpres faces de paysans. Leurs têtes et leurs épaules se balançaient lentement au rythme du chant.
    Nunc dimittis servum tuum.
    Domine, secundum verbum tuum in pace.
    Et à ces paroles leur voix fléchit un peu, et tous, et les soldats, et Auberi, et la femme, et les quelques pèlerins descendus du chariot pour prier frémirent et se rapprochèrent un peu les uns des autres, saisis tout d’un coup par l’angoisse d’une joie toute proche : comme si à présent seulement ils se rendaient compte qu’ils étaient en train de célébrer leur dernière veillée avant Jérusalem.
    Et les loques de la tente, et les branches de palmier desséchées, et les cierges dans les cruches, et la misère de leurs corps, tout cela dans cette grande nuit, à l’entrée du trésor de sainteté où ils allaient pénétrer, devenait plus sacré que les plus beaux ornements de fête. Car eux seuls savaient combien de larmes, et de sueur et de peines amères leur avait coûté

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