La Pierre angulaire
Sud. Mais des rochers lui barraient la route. Et à force de les contourner, il s’aperçut qu’il était juste en train de tourner le dos à son étoile. Les roches devenaient si épaisses qu’il n’y avait plus moyen d’avancer. Lentement, saignant de tout le corps, brûlé par les épines, il redescendit vers la vallée, où, parmi les pierres, des touffes d’agaves et de petits saules, s’étalait le lit du torrent mort. L’outre lui battait les flancs, clapotante, molle ; chaque clapotis sonnait comme un reproche au cœur d’Auberi, qui ne pouvait se pardonner d’avoir tant bu la veille. La soif le tourmentait mais il s’était juré de ne plus boire jusqu’au matin.
Un mince croissant de lune sortait de derrière les rochers. Dans aucun pays, dans aucun ciel, Auberi n’avait encore vu de lune ni d’étoiles aussi éclatantes. Ce croissant de lune blessait les yeux, comme une faucille neuve qui reflète le soleil de midi, et après l’avoir regardé Auberi ne voyait plus devant lui que de petits croissants blancs. Il sautait sur les pierres, glissait comme une ombre le long des touffes d’arbres. C’était bon, d’avancer tout droit, sans être accroché par les ronces. Les pierres et les cailloux du torrent, les feuilles des saules et des chênes faisaient des arabesques noires sur le fond des collines éclairées par la lune. La longue montagne couronnée de rochers, comme une ombre immense, écrasait la vallée et en la regardant, toujours pareille, Auberi n’avait pas le sentiment d’avancer, mais de tourner sur place comme un homme ensorcelé.
Un bruit de branches, des pas légers tout à côté de lui le firent tressaillir de tout son corps et se jeter à terre, puis il eut juste le temps de voir une petite tête fine et cornue, aux immenses yeux ronds où la lune, un instant, jeta ses diamants, puis deux ombres de chevreuils bondirent et disparurent sans bruit dans les ronces de la montagne. Auberi sourit de joie, il eût aimé rappeler les deux bêtes, leur parler ; déjà les sentir si près de là le rassurait. Et en se relevant, il respira longuement et contempla de nouveau ces montagnes pleines de lune, ce ciel rayonnant ; tout cela paraissait mort depuis des siècles et pourtant plus vivant qu’une ville un jour de marché. Chaque pierre, chaque brin d’herbe, semblait animé, ensorcelé, il n’eût pas été étonné de voir les cailloux se transformer en diamants, les feuillages s’illuminer de couleurs d’arc-en-ciel, les étoiles tomber en pluie sur les collines. Ah ! pouvoir ne jamais sortir de ce monde-là. Royale solitude. Comme les yeux voient plus clair quand le corps est épuisé à l’extrême, l’âme traquée par la peur et la tristesse. Du corps et de l’âme il ne reste plus rien et les yeux voient toujours.
Il fallait continuer la route vers la mer. Abandonnant le torrent, Auberi s’engagea sur une sente de mulet, tremblant qu’elle ne menât à un village arabe. Plus il marchait, plus la montagne à gravir lui paraissait grande, il croyait reculer au lieu d’avancer. Derrière lui les crêtes des montagnes se dessinaient de plus en plus nettes sur un ciel blanc. Les étoiles s’éteignaient, puis il vit les rochers au-dessus de sa tête s’allumer d’une lumière rosée, et en se retournant il vit une longue traînée pourpre à l’horizon.
Autour de lui les arbres, les ronces, les pierres, toujours plongés dans la nuit, prenaient des formes de monstres et semblaient bouger. Auberi se mit à courir, rassemblant le peu de forces qui lui restât. Dans les ombres profondes qui envahissaient déjà les buissons il croyait voir se tapir de mauvais esprits, des lutins qui guettent le lever du soleil pour se dissiper dans l’air ; à cette heure ils sont trop contents de trouver un être vivant pour se réfugier en lui. Récitant à voix basse des prières il courait toujours, et au premier rayon du soleil qui toucha sa tête il s’arrêta et fit un grand signe de croix.
Il était déjà sur l’autre versant de la montagne, qu’il avait contournée pendant la nuit. Il voyait au loin, noyée dans l’ombre, une vallée pleine de cyprès et de figuiers, une petite bourgade à toits plats, perchée sur le flanc de la montagne, des champs, des oliveraies. Quelques fumées roses montaient dans le ciel blanc, l’air glacé et pur apportait de loin le long appel du muezzin.
Auberi grimpa dans les rochers et réussit à trouver une cachette au
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