La Pierre angulaire
pied d’un buisson de ronces. Il mangea encore une galette et but quelques gorgées d’eau. À présent, il en avait à peine pour un jour. Jamais une nuit ne lui suffirait pour arriver de l’autre côté de la vallée, et il ne savait quelle route il prendrait, il voulait éviter le village. Il avait la tête en feu, les lèvres gercées et si sèches que la peau s’en détachait. Il avait beau passer la langue dessus, il lui semblait n’avoir plus de salive dans la bouche, sa langue enflait et lui faisait mal.
Ce jour-là, il entendit des paysans passer sur le sentier, menant leurs mulets chargés de paniers d’olives, il vit un guetteur, sur son cheval, surgir comme une ombre et disparaître dans les rochers sur la crête du mont. Avec des cris aigus quelques hommes vêtus de blanc et armés de javelots dévalèrent la côte, vers la vallée.
La quatrième nuit. La cinquième nuit. Le pays était à présent aride et désert. Des pierres sans fin. Des buissons secs. À présent, Auberi était sûr de ne pas marcher vers la mer, et son étoile était quelque part à sa droite, et il n’avait pas la force de la suivre, car pour cela il fallait encore monter, grimper sur des rochers nus. Il mourait de soif. Et il gardait encore sur lui une galette, dure comme de la pierre, qu’il grignotait de temps à autre. Ah ! si Dieu pouvait faire jaillir pour lui de l’eau d’une de ces pierres, comme pour Agar. Parfois il se couchait par terre et appuyait sa bouche contre les pierres, y cherchant de l’eau. « Mon seigneur, c’est à la mort que vous m’avez envoyé. Mon seigneur, je meurs.
» Ah ! j’aurais mieux fait de rester là-bas, où j’avais à boire et à manger. Ah ! mieux eût valu devenir païen qu’endurer une pareille torture. Eux dans leurs villages ont des puits pleins d’eau. Ils ont des jarres de pierre pleines d’eau. Ils ont des outres toutes gonflées d’eau froide. J’irai au premier village, qu’ils me tuent ou me fassent païen, mais qu’ils me donnent d’abord de l’eau à boire. Maître, qu’avez-vous fait de moi, qui ne vous ai fait aucun mal ? »
Et c’était l’enfer. Il arriva à se réfugier encore dans un torrent desséché qui servait de route à des caravanes ; il y avait là des buissons et des cactus, des touffes de hautes herbes piquantes. Il essayait de creuser la terre sous les racines pour y trouver de l’eau ; il avait arraché des feuilles de cactus pour les sucer. C’était amer, et les racines lui percèrent les lèvres. Il suçait quand même, et sentait des crampes parcourir les parois de son palais, et sa gorge se nouer.
Puis il commença à avoir des visions.
Il voyait des cavaliers païens, le bas du visage couvert d’un voile noir, le carquois à la hanche, leurs bras nus bandant des arcs noirs. Il voyait des chameaux blancs qui couraient sur lui à toute allure. Il ne savait où se cacher et agitait ses mains devant ses yeux pour chasser ces visions. Puis il voyait des sources, des ruisseaux coulant entre les pierres, il les voyait si nettement qu’il eût pu compter les cailloux, il distinguait les bancs de sable parmi lesquels s’infiltraient les filets d’eau.
Il pensait ne pas pouvoir supporter une journée de plus. Pourtant, dans l’espoir de trouver une source, ou même un village, il avait encore eu la force de marcher, le matin il se trouva dans des rochers, et en bas devant lui s’étalait une vallée large et plate ; une route sinueuse, jaune de fumier, y cheminait entre des rochers couverts de buissons gris. Auberi se coucha sur le rocher, et se demanda combien de lieues le séparaient de la route. En deux heures de marche il y serait. « À la grâce de Dieu ! se dit-il. Il y passera sûrement quelqu’un. Je demanderai à boire, on verra après. »
La journée passa plus rapide qu’il n’eût cru. La peur d’être tué avait encore cette fois-ci été plus forte que la soif. Il avait vu passer quelques cavaliers arabes, vêtus de blanc, sur leurs petits chevaux noirs, et leurs longs arcs sur l’épaule. Puis il avait perdu la route de vue, et rampait parmi les éboulis de pierres.
Les piqûres des moustiques et des taons le tiraient de son inconscience. Il trébucha sur un squelette de chameau, effaroucha deux grands vautours à cous nus qui se mirent à tourner en l’air au-dessus de lui, puis un essaim de mouches à viande, lourdes et vertes, l’entoura pour un moment, se posant sur ses yeux et sur
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