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La Pierre angulaire

La Pierre angulaire

Titel: La Pierre angulaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Zoé Oldenbourg
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couvent n’étaient pas encore achevés. Seuls étaient debout la chapelle et le cloître, le réfectoire et la partie de la maison comme réservée à l’abbé et aux hôtes de passage. Les frères et les novices dormaient dans des dortoirs qui ressemblaient plutôt à des granges, et moins protégés du froid et de l’humidité que les étables : au fait, ils n’y restaient guère. C’était un couvent à discipline sévère, les offices y étaient dits et chantés d’un bout à l’autre, avec addition de lectures presque aussi longues que les offices, et entre vêpres et les vigiles, les vigiles et matines il ne restait pas beaucoup de temps pour dormir. L’unique petite cloche de cuivre suspendue aux voûtes de l’oratoire ne réveillait pas toujours les dormeurs et le prieur venait lui-même avec sa canne et ne ménageait guère les frères paresseux. C’était un ancien paysan auvergnat, franc tenancier, homme rude et avare ; mais un solide travailleur.
    Les frères, pour la plupart, étaient jeunes, ni le froid ni la dureté des planches ne les empêchaient de tomber raides de sommeil sitôt les offices terminés ; ils pouvaient à peine dormir deux ou trois heures de suite. Et après les vigiles c’étaient matines et prime, et la messe matinale et le chapitre ; et le travail à la basse-cour et aux étables, dans les champs et la forêt et au bâtiment. Il fallait terminer la nouvelle clôture avant l’hiver, et bâtir les dortoirs. Dans la large cour couverte de copeaux et encombrée de troncs d’arbres la scie allait et venait du matin au soir, n’arrêtant qu’au moment des offices ; les hommes, manches et frocs retroussés, visages rouges et cheveux collant de sueur, travaillaient avec d’autant plus d’entrain que le métier leur manquait ; ils y mettaient une gravité d’apprentis ; les planches abimées n’étaient pas rares, ni les accidents.
    À peine avaient-ils le temps de redresser leurs dos endoloris, de sucer à la hâte un doigt éraflé par un coup de scie, d’enlever de l’œil un brin de bois sec ou un moucheron. Tous chantaient en chœur en travaillant – c’était la règle. Le diable guette le moine partout. Même quand on soulève les planches, quand on manie la scie ou la hache, il est là pour vous pousser le coude, ou pour présenter aux yeux une image profane – il fallait suivre le chœur, ou, quand le souffle manquait, répéter les paroles de la chanson dans la tête – les paroles mêmes des airs étaient changées de telle façon qu’on n’y trouvait que des louanges à Dieu.
    Malgré le manque de sommeil et la nourriture frugale, la jeunesse prenait ses droits ; aux deux quarts d’heure de récréation, après none et avant vêpres, les novices organisaient des jeux à la balle et aux quilles qui prenaient l’aspect de véritables bagarres tant ils y mettaient de passion et, bien souvent, les balles étaient confisquées et les jeux remplacés par la méditation et la lecture, mais aux novices et aux plus jeunes des frères convers, on n’osait pas les interdire complètement.
    L’abbé avait près de lui quatre moines qui étaient là depuis la fondation du couvent, et quinze autres qui avaient prononcé leurs vœux depuis ; d’autres étaient morts de fièvre ou des privations dans les quatre premières années, et parmi les convers aucun n’avait plus de trente ans et la plupart avalent à peine dépassé la vingtaine ; et les novices étaient de plus en plus nombreux ; cette année-là, il y en avait dix-sept. Tous étaient des gaillards solides et ardents à l’ouvrage, et quand ils chantaient en chœur aux offices, c’était un véritable tonnerre qui ébranlait les voûtes de l’oratoire. Ils n’avaient pas tous de belles voix, mais ils chantaient comme ils travaillaient, ne ménageant ni leur gosier ni leurs poumons.
    C’était après la Pentecôte que l’abbé avait reçu pour la première fois dans son parloir ce grand garçon à l’accent normand, envoyé par l’abbé du couvent de Pontigny. Sans la caution de l’abbé, il ne l’eût pas accepté, le jeune homme paraissait exalté et de santé fragile ; mais il était plein de bonne volonté et, surtout, il y avait dans ses manières une bonne grâce à laquelle il était difficile de résister. L’abbé n’était pas fait de bois – il s’était pris pour le nouveau venu d’une affection toute personnelle, au point de lui accorder dès le début une

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