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La Pierre angulaire

La Pierre angulaire

Titel: La Pierre angulaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Zoé Oldenbourg
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sa bouche. Il battit des bras pour écarter les mouches, se mit à courir, vint s’abattre sur quelque chose qui avait dû être le cadavre d’un mulet ; c’était noir, gluant, grouillant de mouches, et dans la chaleur de l’après-midi l’air immobile était chargé d’une odeur si infecte que l’enfant perdit connaissance.
    Une douleur aiguë au bras lui fit ouvrir les yeux : un vautour était perché sur lui et le regardait en face de ses yeux ronds et jaunes comme des gemmes. Et ce regard, le premier regard vivant qu’il eût croisé depuis cinq jours, fascina Auberi à tel point qu’il ne comprit pas d’abord ce qu’il voyait et oublia la douleur dans le bras. Puis tout d’un coup, il comprit, et poussa un cri si strident que l’oiseau, effrayé, battit des ailes et s’éleva lentement dans l’air. Auberi sauta sur ses jambes et se mit à courir devant lui, les bras levés, hurlant et hurlant, comme fou, d’une voix perçante comme celle d’un oiseau. Il croyait voir à chaque pas des charognes et sentait des ailes de vautours battre à ses tempes et des yeux de vautours le poursuivre partout de leurs regards morts. Il n’osait plus s’arrêter, croyant qu’il n’avait qu’à se coucher pour être dévoré vivant par les vautours.
    La nuit venue, il marcha encore, à chaque pas il se disait : « Encore un pas et je tombe. » Et chaque fois il trouvait la force de faire encore un pas. Mais sans savoir où il allait. À la fin il se coucha par terre, il ne voyait plus rien. La nuit était claire, pourtant. Mais devant ses yeux tout était devenu noir et il n’arrivait même plus à voir la lune.
    Un chant s’élevait quelque part, dans le lointain. Un chant à plusieurs voix ; des voix d’hommes, rudes et éraillées, auxquelles se mêlait un filet de voix plus grêle. Elles chantaient à l’unisson, avec de longues aspirations à la fin de chaque phrase ; et ce chant était grave et simple, et on sentait les voix vaciller et remonter comme la flamme d’une lampe à huile devant l’autel. D’où venaient-elles ? Auberi croyait avoir le délire, mais il écoutait quand même, de plus en plus avidement, car les paroles lui étaient familières.
    Ave Regina coelorum
    Ave Domina angelorum.
    Il le chantait mentalement, en chœur avec les voix, s’étonnant parfois de leur façon de chanter ; car si l’air était bien le même, l’accent et les intonations lui paraissaient bizarres.
    « Ô que cela ne finisse jamais ! ô que toute ma vie je l’entende ainsi, ce chant de paix, ce chant de lumière. Me voilà revenu dans ma maison, me voilà dans les bras de ma mère. »
    Il n’y avait plus de peur, à présent, jamais plus il ne serait seul. Car ce chant remplissait la vallée et les rochers et le ciel. Jamais de sa vie il n’avait prié avec tant d’ardeur. De toute sa soif il priait, non pour demander à boire, mais parce que cette seule sensation de soif restait vivante en lui, et qu’il voulait dire quelque chose à Notre-Dame, et lui répondre, parce qu’il la sentait si près de lui. « Notre-Dame, j’ai soif. »
    Le chant s’était terminé sur un long amen. Comme en rêve Auberi se leva et se mit à marcher. À une vingtaine de pas de lui, trois chevaux détalés s’ébrouaient et tapaient du pied pour se réchauffer. Derrière eux se profilait une longue ombre noire qu’Auberi devina être un chariot à quatre roues, flanqué d’une tente de campagne aménagée tant bien que mal avec des bâtons et des manteaux ; entre les fentes de la toile passait une lumière tremblotante. Du chariot partaient de sourds bruits de voix, des pleurs d’enfant. « Des pèlerins, se dit Auberi, c’étaient eux qui chantaient, Dieu avait donc voulu me sauver, à la fin. Le maître avait eu raison, il savait ce qu’il faisait. » Lentement, Auberi s’approcha des chevaux, qui eurent un bref hennissement, un recul d’effroi. « Là, dit-il, là, bonnes bêtes. » Il avait envie de les caresser, de les embrasser sur les yeux, comme si eux aussi avaient été baptisés.
    Puis il vit sortir de la tente deux solides gaillards armés de lances qui devaient bien dater de la croisade ; ces deux hommes n’avaient pas l’air commode, mais Auberi se mit à rire de joie en les voyant, et s’avança vers eux, bras levés. Il ne pouvait comprendre ce qu’ils disaient. Des têtes émergeaient du chariot et de la tente. Les hommes disaient : «
    Wer da ? Wer da ? Halt !

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