La Pierre angulaire
Riquet, jamais. Je vous fausse compagnie, alors. Merci. Je ne veux pas voyager avec un diable.
— Riquet, beau fils, dit Ansiau, je me passerai bien de toi. Tu es libre et moi aussi. Si cet homme peut marcher, je l’emmène. Nous ne devons pas le laisser ici. »
Riquet baissa la tête, mi-honteux, mi-maussade.
LE MARIAGE D’HAGUENIER
Isabeau de Chapes, veuve du seigneur de Villemor, avait trente-huit ans. Il y avait six ans que son mari était mort, et elle vivait seule dans son manoir, ses enfants étant élevés par les sœurs de son mari. Le domaine, faute de maître, commençait à rapporter moins, les quelques vassaux qui dépendaient de sa terre parlaient d’aller servir des seigneurs voisins. Les frères d’Isabeau ne pouvaient toujours pas se décider à remarier leur sœur, ils la marchandaient depuis cinq ans, et ne trouvaient pas de prétendant à leur goût. Herbert avait fini par s’imposer, fort de l’appui du vicomte et de l’approbation du père, auquel il plaisait beaucoup. Haguenier était son seul fils légitime ; et Gilles et Gillebert de Chapes se disaient que si leur sœur lui donnait un héritier, ils pourraient, à la mort d’Herbert, avoir leur part de la gestion des domaines du Gros. Isabeau avait accepté le marché, lasse de tenir seule sa terre, mais un peu inquiète tout de même à l’idée d’épouser un garçon de vingt ans.
Isabeau était une grande femme brune, assez belle autrefois, mais alourdie par huit grossesses ; elle avait le teint terreux, les yeux cernés, une bouche grande et mince qu’elle plissait et détendait comme sur les cordons d’une bourse – depuis qu’elle était veuve elle se négligeait quelque peu, et passait ses journées assise près du feu, les cheveux gras et mal peignés, de longues mèches pendant de ses nattes, et la chemise noire de crasse. Sa seule distraction était de bien manger, et comme elle bougeait peu, elle avait engraissé à ce régime. Mais malgré sa paresse c’était une femme de tête, et aussi capable de veiller à ses intérêts qu’un homme.
Ce jeune mari qu’on lui avait donné lui plaisait plus qu’elle ne voulait le montrer. Après la noce, ils étaient partis ensemble pour Villemor, pour y passer les premières semaines ; ensuite, il était convenu qu’Haguenier reprendrait sa liberté et chercherait à se mettre au service de quelque baron partant pour la croisade dans le Toulousain.
Haguenier, content d’être enfin maître d’une grande maison, passait son temps en fêtes et en jeu. Il avait amené quelques amis de son âge et invitait toutes les demoiselles de Villemor, des alentours, et même les filles de forgerons et de baillis, et les installait sur le rempart autour de dame Isabeau, et là il organisait des concours de tir, de saut et de lutte ; et la dame Isabeau s’amusait beaucoup de voir son mari sauter à la perche par-dessus la grande palissade du château, ou, monté sur un cheval lancé à toute allure, ramasser de terre une couronne de fleurs – après il allait offrir la couronne à son épousée, la tendant au bout de sa longue lance de bois. Dame Isabeau n’eût jamais imaginé qu’elle pouvait encore être, même par jeu, l’objet d’attentions de ce genre, et en était malgré tout un peu touchée. Et les rires ne cessaient pas dans le pré et dans la cour. Haguenier se levait toujours avant l’aube pour faire, à jeun, sa promenade à cheval, puis il s’exerçait à la lance et au javelot dans la cour, avec ses camarades ; il y était si habitué qu’il se sentait mal à l’aise les jours où il était obligé de manquer ses exercices matinaux. Dame Isabeau le voyait rentrer, rouge, décoiffé, affamé, et se sentait prise de tendresse pour lui comme une vraie jeune mariée. Elle remarquait qu’il avait parfois les narines pincées et les mains bleuies, et s’en montrait inquiète. Il riait : « Voilà encore un souci qui vous manquait, douce amie ! J’ai le sang trop lourd, c’est tout. » Au fond, il était non pas inquiet, mais honteux des accès de faiblesse qui le prenaient de temps à autre depuis le tournoi ; il se reprochait d’avoir négligé son entraînement.
Isabeau ne le voyait guère seul que le soir. Il se montrait courtois envers elle, et presque tendre ; mais il était ainsi avec toutes les femmes, d’instinct, il voyait en elles des êtres faibles qu’il faut ménager et protéger – à l’égard d’une matrone plutôt
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