La pierre et le sabre
comprendre la moindre chose avant de
pouvoir l’accepter. Et cela s’appliquait non seulement à l’art du sabre, mais à
la façon dont il envisageait l’humanité, la société.
Certes, la tête brûlée en lui
avait été domptée. Et pourtant, Nikkan disait qu’il était « trop fort ».
Sans doute voulait-il parler non de la force physique, mais du sauvage esprit
combatif avec lequel Musashi était né. Le prêtre pouvait-il l’avoir véritablement
perçu, ou le devinait-il ?
« La connaissance livresque n’est
d’aucune utilité pour le guerrier, se disait-il afin de se rassurer. Si l’on se
soucie trop de ce qu’autrui pense ou fait, on risque d’être lent à l’action. Eh
quoi ? Si Nikkan lui-même fermait un instant les yeux et faisait un seul
faux pas, il tomberait en pièces ! »
Un bruit de pas dans l’escalier
interrompit sa rêverie. La servante parut, suivie de Jōtarō, sa peau
sombre encore noircie par la saleté du voyage, mais ses cheveux de farfadet
blancs de poussière. Musashi, sincèrement heureux de la diversion que lui
apportait son jeune ami, l’accueillit à bras ouverts.
L’enfant se laissa tomber à terre,
ses jambes sales étendues.
— Je suis fatigué !
soupira-t-il.
— Tu as eu du mal à me
trouver ?
— Du mal ? J’ai failli
renoncer. Je vous ai cherché partout !
— Tu n’as pas demandé au Hōzōin ?
— Si, mais ils ont répondu qu’ils
ne vous connaissaient pas.
— Ah ! vraiment ?
dit Musashi, les yeux rétrécis. Je leur ai pourtant spécifié que tu me
trouverais près de l’étang de Sarusawa... Allons, je suis content que tu aies
réussi.
— Voici la réponse de l’Ecole
Yoshioka, dit Jōtarō en tendant à Musashi le tube de bambou. Je n’ai
pu trouver Hon’iden Matahachi ; aussi ai-je demandé chez lui qu’on lui
fasse la commission.
— Parfait. Maintenant, cours
prendre un bain. On te donnera à dîner en bas.
Musashi sortit le message du tube,
et le lut. Il disait que Seijūrō attendait impatiemment une « deuxième
rencontre » ; si Musashi ne se présentait pas comme promis l’année
suivante, on en conclurait qu’il avait eu peur. Seijūrō ferait en
sorte que Musashi devînt la risée de Kyoto. Ces fanfaronnades étaient d’une
écriture maladroite, vraisemblablement celle de quelqu’un d’autre que Seijūrō.
Musashi déchira la missive et la
brûla ; les morceaux calcinés s’envolèrent comme autant de papillons
noirs.
Seijūrō parlait d’une « rencontre »,
mais il était clair que ce serait plus que cela. Ce serait un combat à mort. L’an
prochain, à la suite de cette lettre insultante, lequel des combattants finirait-il
en cendres ?
Musashi trouvait tout naturel qu’un
guerrier se contentât de vivre au jour le jour, sans jamais savoir le matin s’il
verrait le crépuscule. Pourtant, l’idée qu’il risquait véritablement de mourir
au cours de l’année suivante le tracassait un peu. Tant de choses lui restaient
à faire ! Et d’abord, son brûlant désir de devenir un grand homme d’épée.
Mais ce n’était pas tout. Jusqu’alors, songeait-il, il n’avait rien fait de ce
que les gens font d’ordinaire au cours d’une existence.
A ce stade de sa vie, il avait
encore la vanité de croire qu’il aimerait avoir des serviteurs – une
foule de serviteurs – pour mener ses chevaux et porter ses faucons,
tout comme Bokuden et le seigneur Kōizumi d’Ise. Il eût aimé aussi
posséder une maison respectable, avec une bonne épouse et de fidèles domestiques.
Il voulait être un bon maître, et jouir du confort chaleureux d’un foyer. Bien
sûr, avant de s’établir, il brûlait en secret de connaître un grand amour.
Durant toutes ces années où il n’avait pensé qu’à la Voie du samouraï, il était
demeuré chaste. Il n’en était pas moins troublé par certaines des femmes qu’il
voyait dans les rues de Kyoto et de Nara ; or, ce n’étaient pas leurs
seules qualités esthétiques qui lui plaisaient ; il les désirait
physiquement.
Sa pensée se tourna vers Otsū.
Elle avait beau appartenir maintenant au lointain passé, il se sentait
étroitement lié à elle. Combien de fois, alors qu’il souffrait de solitude ou
de mélancolie, le vague souvenir de la jeune fille avait-il suffi à le consoler !
Il sortit bientôt de sa rêverie. Jōtarō
l’avait rejoint, baigné, rassasié, fier d’avoir mené à bien sa mission. Assis,
ses petites
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