La pierre et le sabre
les paroles ; pourtant, un personnage de l’importance du seigneur
Hachisuka d’Awa, qui dirigeait la construction du château de Nagoya, en cita
dans une lettre plusieurs strophes. Sa Seigneurie, qui ne dut guère avoir l’occasion
de toucher à des matériaux de construction, les avait apprises lors d’une
réception, semble-t-il. Ces compositions simples, comme la suivante, étaient
devenues un genre de marotte dans la haute société aussi bien que parmi les
équipes d’ouvriers :
D’Awataguchi
nous les avons tirées –
Traînées
pierre après pierre après pierre
Pour
notre noble seigneur Tōgorō.
Ei,
sa, ei, sa...
Tire...
ho ! Traîne...ho ! Tire... ho ! Traîne... ho !
Sa
Seigneurie parle,
Nos
bras et nos jambes tremblent.
Nous
lui sommes loyaux – jusqu’à la mort.
Commentaire de l’auteur de la
lettre : « Tout le monde, jeunes et vieux, chante cela, car cela fait
partie du monde instable où nous vivons. »
Les ouvriers de Fushimi avaient
beau ignorer ces répercussions sociales, leurs chants reflétaient bien l’esprit
de l’époque. Les airs populaires, au déclin du Shōgunat Ashikaga, avaient
dans l’ensemble été décadents ; on les chantait surtout en privé ;
mais durant les années prospères du régime Hideyosi l’on entendait souvent en
public des chansons heureuses, joyeuses. Plus tard, quand la poigne sévère d’Ieyasu
se fit sentir, les mélodies perdirent un peu de leur exubérance. A mesure que
le pouvoir Tokugawa se renforçait, le chant spontané tendit à céder la place à
une musique composée par des musiciens au service du Shōgun.
Matahachi reposa sa tête dans ses
mains. Elle brûlait de fièvre, et les « ho-hisse » des chants lui
bourdonnaient indistinctement aux oreilles, comme un essaim d’abeilles. Tout
seul maintenant, il tomba dans l’abattement.
« A quoi bon ?
gémissait-il. Cinq ans. A supposer qu’effectivement je travaille dur – qu’est-ce
que ça me rapportera ? Pour une journée entière de travail, je gagne tout
juste assez pour me nourrir ce jour-là. Si je prends un jour de vacance, je me
passe de manger. »
Sentant quelqu’un debout près de
lui, il leva les yeux et vit un grand jeune homme. Il était coiffé d’un haut
chapeau d’osier grossièrement tressé ; à son côté pendait un ballot comme
en portent les shugyōshas . Un emblème en forme d’éventail à demi
ouvert, aux brins d’acier, ornait le devant du couvre-chef. L’homme observait
pensivement les travaux de construction, et jaugeait le terrain.
Au bout d’un moment, il s’assit à
côté d’une large pierre plate, juste de la bonne hauteur pour servir de table à
écrire. Il souffla le sable qui la couvrait, ainsi qu’un cortège de fourmis qui
la traversait ; puis, accoudé à la pierre et le menton dans les mains, il
reprit son intense examen du milieu environnant. L’éclat du soleil avait beau
le frapper en plein visage, il restait immobile, apparemment insensible à la
chaleur. Il ne remarquait pas Matahachi, toujours trop mal en point pour se
soucier du fait qu’il y eût là quelqu’un ou non. L’autre homme lui était
indifférent. Assis, il tournait le dos au nouveau venu en faisant des efforts
pour vomir.
A la longue, le samouraï s’aperçut
de son état.
— Vous, là-bas, dit-il, qu’est-ce
qui vous arrive ?
— C’est la chaleur, répondit
Matahachi.
— Ça ne va pas du tout, hein ?
— Ça va un peu mieux que ça n’allait,
mais la tête me tourne encore.
— Je vais vous donner un
médicament, dit le samouraï en ouvrant sa boîte à pilules laquée de noir et en
faisant tomber au creux de sa main quelques pilules rouges.
Il alla mettre le médicament dans
la bouche de Matahachi.
— ... En un rien de temps, il
n’y paraîtra plus, dit-il.
— Merci.
— Vous avez l’intention de
vous reposer ici encore un petit moment ?
— Oui.
— Alors, rendez-moi un
service. Prévenez-moi s’il arrive quelqu’un... en lançant un caillou, par
exemple.
Il regagna sa propre pierre, s’assit,
prit un pinceau dans son écritoire et un carnet dans son kimono. Ayant ouvert
le carnet sur la pierre, il se mit à dessiner. Sous le bord de son chapeau ses
yeux allaient et venaient du château à ses environs immédiats, embrassant le
donjon, les fortifications, les montagnes au fond, la rivière et ses affluents.
Juste avant la bataille de
Sekigahara, des unités de l’Armée de
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