La pierre et le sabre
son
humeur. Tout en se prélassant dans cette vie insouciante, il demeurait à l’affût
d’un ami, d’une relation qui lui procurât un poste bien payé au service d’un
grand daimyō.
Il fallait à Matahachi une
certaine dose de modération pour vivre selon ses moyens, mais il s’estimait
plus sage que jamais auparavant. Des histoires l’encourageaient souvent :
comment tel ou tel samouraï, il n’y avait pas si longtemps, enlevait les
gravats d’un chantier de construction ; mais aujourd’hui, on le voyait
chevaucher en grande pompe à travers la ville avec une suite de vingt personnes
et un cheval de relais.
D’autres fois, il se sentait
abattu. « Le monde est un mur de pierre, se disait-il. Et les pierres sont
si rapprochées qu’il n’y a pas la moindre fente par où pénétrer. » Mais sa
déception disparaissait toujours. « Qu’est-ce que je raconte là ? Ça
n’a cet air que lorsqu’on n’a pas encore rencontré sa chance. Il est toujours
difficile de percer, mais dès que j’aurai trouvé une ouverture... »
Quand il demanda au sellier s’il
avait entendu parler d’un poste pour lui, le sellier répondit avec optimisme :
— Vous êtes jeune et solide.
Si vous faites une demande au château, ils vous trouveront sûrement une place.
Mais découvrir le travail idéal n’était
pas aussi facile. Le dernier mois de l’année trouva Matahachi encore sans emploi,
son argent diminué de moitié.
Sous le soleil hivernal du mois le
plus affairé de l’année, les hordes humaines qui fourmillaient dans les rues
avaient l’air étonnamment calmes. Au centre de la ville, il y avait des
terrains vagues où, le matin de bonne heure, la gelée blanchissait l’herbe. A
mesure que la journée s’avançait, les rues devenaient boueuses, et l’impression
d’hiver était effacée par le tintamarre des marchands qui vantaient leur lot à
grand renfort de gongs et de tambours. Sept ou huit baraques, entourées de
nattes de paille usées pour empêcher les badauds de regarder à l’intérieur,
invitaient avec des drapeaux de papier et des lances décorées de plumes à
entrer voir le spectacle. Des bonimenteurs rivalisaient d’une voix stridente
pour attirer dans leurs misérables théâtres les passants désœuvrés.
L’odeur de sauce piquante au soya
bon marché imprégnait l’air. Dans les boutiques, des hommes aux jambes velues,
la bouche pleine de brochettes, poussaient des hennissements ; au
crépuscule, des femmes aux longues manches, à la face blanchie, marchaient en
troupeaux, minaudant et mâchonnant des friandises aux fèves grillées.
Un soir, une bagarre éclata parmi
les clients à propos d’un homme qui avait ouvert un débit de saké en disposant
des tabourets au bord de la rue. Avant que l’on pût dire qui avait gagné, les
combattants tournèrent casaque et s’enfuirent en laissant derrière eux des
traces de sang.
— Merci, monsieur, dit le
marchand de saké à Matahachi dont la présence inquiétante avait provoqué la
fuite des citadins qui se battaient. Si vous n’aviez pas été là, ils auraient
cassé toute ma vaisselle.
L’homme s’inclina à plusieurs
reprises, puis servit à Matahachi une autre jarre de saké qu’il croyait chambré
juste à la bonne température, disait-il. Il offrit aussi, en remerciement, un
repas léger.
Matahachi était content de lui. La
querelle avait éclaté entre deux ouvriers, et lorsqu’il les avait regardés en
fronçant le sourcil et en menaçant de les tuer tous les deux s’ils causaient le
moindre dommage à la boutique, ils s’étaient enfuis.
— Beaucoup de monde, hein ?
dit-il d’un ton cordial.
— C’est la fin de l’année.
Ils restent un moment puis s’en vont, mais il en arrive d’autres sans arrêt.
— C’est bien que le temps se
maintienne.
Matahachi avait la face rouge de
boisson. Levant sa coupe, il se rappela qu’il avait juré de cesser de boire
avant d’aller travailler à Fushimi, et se demanda vaguement comment il avait recommencé.
« Eh bien, et puis après ? se dit-il. Si un homme ne peut pas boire
un coup de temps en temps... »
— ... Un autre, mon vieux,
fit-il à voix haute.
L’homme assis en silence sur le
tabouret voisin était lui aussi un rōnin. Il avait des sabres
impressionnants, un long et un court ; les citadins devaient avoir
tendance à s’écarter de lui, même s’il ne portait pas de manteau sur son kimono
fort sale au
Weitere Kostenlose Bücher