La pierre et le sabre
Kojirō, il aurait fallu se
battre pour défendre sa vie.
— Inutile de vous prosterner
comme ça, dit Matahachi, magnanime. Si vous tenez à faire des cérémonies, nous
ne pourrons parler en amis.
— Pourtant, mes bavardages
ont dû vous agacer ?
— Pourquoi ça ? Je n’ai
ni rang ni poste particulier. Je ne suis qu’un jeune homme qui ne sait pas
grand-chose des usages du monde.
— Oui, mais vous êtes un
grand homme d’épée. J’ai entendu citer votre nom bien des fois. Maintenant que
j’y réfléchis, je vois bien que vous devez être Sasaki Kojirō.
Il scrutait intensément Matahachi.
— ... De plus, je ne trouve
pas qu’il soit juste que vous n’ayez point de poste officiel.
Matahachi répondit avec innocence :
— Mon Dieu, je me suis
consacré si exclusivement à mon sabre que je n’ai pas eu le temps de me faire
beaucoup d’amis.
— Je vois. Cela veut-il dire
que vous ne souhaitez pas trouver un bon poste ?
— Non ; j’ai toujours
pensé qu’un jour il me faudrait trouver un seigneur à servir. Seulement, je n’en
suis pas encore là.
— Eh bien, ce devrait être
assez facile. Vous avez pour appui votre réputation au sabre, ce qui fait toute
la différence du monde. Bien sûr, si vous gardez le silence, alors, quel que
soit votre talent, personne ne viendra vous découvrir. Moi, par exemple. Je ne
savais même pas qui vous étiez avant que vous ne me le disiez. J’ai été
complètement pris par surprise.
Yasoma observa un silence, puis
reprit :
— ... Si vous souhaitez que
je vous aide, je serais heureux de le faire. A vrai dire, j’ai demandé à mon
ami Susukida Kanesuke s’il pouvait me trouver un poste à moi aussi. J’aimerais
bien être engagé au château d’Osaka, même s’il n’y a pas grand-chose à y
gagner. Je suis certain que Kanesuke serait heureux de recommander en haut lieu
quelqu’un comme vous. Si vous le désirez, je me ferai un plaisir de lui en
toucher un mot.
Cependant que Yasoma s’enthousiasmait
sur ces perspectives d’avenir, Matahachi ne pouvait éviter le sentiment qu’il
venait de tomber la tête la première dans quelque chose dont il ne lui serait
pas facile de sortir. Quel que fût son désir de trouver du travail, il
craignait d’avoir commis une erreur en se faisant passer pour Sasaki Kojirō.
En revanche, s’il s’était présenté comme étant Hon’iden Matahachi, samouraï
campagnard du Mimasaka, jamais Yasoma ne lui eût proposé son aide. Et même, il
l’eût probablement considéré avec dédain. C’était indiscutable : le nom de
Sasaki Kojirō avait sûrement produit une forte impression.
Mais alors... y avait-il vraiment
matière à s’inquiéter ? Le véritable Kojirō était mort, et Matahachi
était la seule personne à le savoir, car il détenait le certificat, seule
identification du mort. Sans elle, les autorités n’avaient aucun moyen de
savoir qui ce rōnin était ; il était extrêmement peu vraisemblable qu’elles
se fussent donné la peine d’enquêter. Après tout, qu’était cet homme si ce n’est
un « espion » que l’on avait lapidé à mort ? Peu à peu, tandis que
Matahachi se persuadait que son secret ne serait jamais découvert, un plan
audacieux se précisait dans son esprit : il deviendrait Sasaki Kojirō.
Comme en cet instant.
— L’addition !
appela-t-il en tirant des pièces de sa bourse.
Tandis que Matahachi se levait
pour partir, Yasoma, tout agité, laissa échapper :
— Et ma proposition ?
— Oh ! répondit
Matahachi, je vous serais très reconnaissant si vous parliez en ma faveur à
votre ami, mais nous ne pouvons discuter ici de ce genre de chose. Allons dans
un endroit tranquille.
— Mais bien sûr ! fit
Yasoma, visiblement soulagé.
Il semblait trouver tout naturel
que Matahachi eût réglé sa note, à lui aussi.
Bientôt, ils furent dans un
quartier assez éloigné des rues principales. Matahachi avait eu l’intention d’emmener
son nouvel ami dans un élégant établissement où l’on pût boire, mais Yasoma fit
observer qu’aller dans un tel endroit serait jeter l’argent par les fenêtres.
Il proposa un endroit moins cher et plus intéressant, et, tout en chantant les
louanges du quartier réservé, mena Matahachi à ce que l’on appelait par
euphémisme la Ville des prêtresses. Là, disait-on sans beaucoup exagérer, il y
avait mille maisons de plaisir, et le commerce était si florissant que cent
barils d’huile
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