La pierre et le sabre
Matahachi.
— ... Espèce de salaud !
aboya Matahachi en réévaluant les forces de son adversaire.
Trop tard. Le prêtre, campé
solidement, l’envoya valser d’une seule poussée. Coup habile, utilisant l’énergie
même de Matahachi, qui ne s’arrêta qu’en heurtant le mur de plâtre à l’extrémité
de la pièce voisine. Montants et lattes étant pourris, une bonne partie de la
cloison s’effondra en couvrant Matahachi de poussière. En recrachant du plâtre,
il se releva d’un bond, tira son sabre et se jeta sur le vieux.
Ce dernier se disposa à parer l’attaque
avec son shakuhachi , mais déjà il haletait.
— ... Allons, vois dans quel
pétrin tu t’es fourré ! cria Matahachi en frappant.
Il manqua son coup mais continua
de frapper sans arrêt, ce qui ne laissait au prêtre aucune chance de reprendre
souffle. Le visage du vieux prit un aspect cadavérique. Il ne cessait de sauter
en arrière, mais sans souplesse ; il avait l’air au bord de l’effondrement.
Chaque fois qu’il esquivait un coup, il laissait échapper un cri plaintif,
pareil au geignement d’un mourant. Pourtant, ses déplacements constants
rendaient impossible à Matahachi de le toucher.
En fin de compte, Matahachi fut
perdu par sa propre insouciance. Quand le prêtre sauta dans le jardin,
Matahachi le suivit aveuglément : mais à peine eut-il posé le pied sur le
plancher pourri de la véranda que les planches craquèrent, cédèrent. Il
atterrit sur le dos, une jambe pendant à travers un trou.
Le prêtre bondit à l’attaque.
Empoignant Matahachi par le devant du kimono, il se mit à le frapper sur la
tête, les tempes, le corps, partout où tombait son shakuhachi ; à
chaque coup, il poussait un fort grognement. Avec sa jambe prise, Matahachi se
trouvait réduit à l’impuissance. Sa tête semblait sur le point d’enfler aux
dimensions d’un tonneau ; mais il eut de la chance : à ce moment, des
pièces d’or et d’argent se mirent à choir de son kimono. A chaque nouveau coup
succédait le tintement joyeux des pièces de monnaie qui tombaient par terre.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
haleta le prêtre en lâchant sa victime.
Matahachi se hâta de dégager sa
jambe et de se libérer d’un bond, mais déjà le vieux avait déchargé sa bile.
Son poing douloureux et ses difficultés respiratoires ne l’empêchaient pas de
contempler avec émerveillement l’argent.
Matahachi, tenant à deux mains son
crâne douloureux, cria :
— Tu le vois bien, espèce de
vieux fou ! Il n’y avait aucune raison de s’agiter pour un peu de riz et
de saké. J’ai de l’argent à revendre ! Prends-le si tu le veux ! Mais
en retour, je vais te rendre les coups que tu m’as donnés. Tends-moi ta tête d’âne,
et je m’en vais te payer avec usure ton riz et ta goutte !
Au heu de répondre à ces injures,
le prêtre, la face contre terre, se mit à pleurer. La colère de Matahachi tomba
quelque peu, mais il déclara d’un ton venimeux :
— ... Regarde-toi ! La
vue de l’argent te bouleverse.
— Quelle honte de ma part !
gémissait le prêtre. Pourquoi suis-je aussi bête ?
Comme la force avec laquelle il
venait de se battre, les reproches qu’il s’adressait à lui-même étaient plus
violents que chez un homme ordinaire.
— ... Quel âne je suis !
poursuivait-il. Ne suis-je pas encore devenu raisonnable ? Même pas à mon
âge ? Même pas après avoir été rejeté du monde, et être tombé aussi bas qu’un
homme peut tomber ?
Il se tourna vers la colonne
noire, à côté de lui, et se mit à se cogner la tête contre elle, tout en
geignant pour lui-même :
— ... Pourquoi donc est-ce
que je joue de ce shakuhachi ? N’est-ce point pour rejeter par ses
cinq orifices mes illusions, ma stupidité, mes désirs charnels, mon égoïsme,
mes passions mauvaises ? Comment est-il possible que je me sois laissé entraîner
dans une lutte à mort pour un peu de nourriture et de boisson ? Et avec un
homme assez jeune pour être mon fils ?
Matahachi n’avait jamais vu
personne de pareil. Le vieux pleurait un peu, puis recommençait à se cogner la
tête contre la colonne. Il l’avait l’air désireux de se heurter le front jusqu’à
le faire éclater. Les peines qu’il s’infligeait dépassaient de loin les coups
qu’il avait portés à Matahachi. Bientôt, son front se mit à saigner.
Matahachi se sentit obligé de l’empêcher
de se torturer
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