La pierre et le sabre
prit la fuite, Takezō sur ses talons.
Takezō était bien résolu à ne
pas laisser Temma lui échapper. C’eût été dangereux. Sa décision était prise ;
quand il le rattraperait, il ne le tuerait pas qu’à moitié. Il veillerait à ne
lui laisser aucun souffle de vie.
Telle était la nature de Takezō :
portée aux extrêmes. Dès sa plus tendre enfance, il y avait eu dans son sang
quelque chose de primitif, quelque chose qui remontait aux féroces guerriers de
l’ancien Japon, quelque chose d’aussi sauvage que pur. Cela ne connaissait ni
les lumières de la civilisation ni les adoucissements de la connaissance. Cela
ignorait aussi la modération. Il s’agissait là d’un trait naturel, celui qui
avait toujours empêché son père de s’attacher à lui. Munisai avait tenté, à la
façon typique des militaires, de fléchir la férocité de son fils en le punissant
fréquemment et sévèrement, mais une telle discipline avait eu pour effet d’accroître
la sauvagerie du garçon ; ainsi la véritable férocité du sanglier se
fait-elle jour lorsqu’il est privé de nourriture. Plus les villageois
méprisaient le jeune voyou, plus il voulait leur en imposer.
En devenant un homme, cet enfant
de la nature se lassa de fanfaronner à travers le village comme s’il en eût été
le maître. Il était trop facile d’effaroucher les timides villageois. Il commença
de rêver à de plus grandes choses. Sekigahara lui avait donné sa première leçon
quant à la nature véritable du monde. Ses illusions de jeunesse étaient brisées – non
qu’il en eût vraiment eu beaucoup au départ. Il ne lui serait jamais venu à l’esprit
de ruminer sur l’échec de sa première « vraie » aventure, ou de rêver
sur le caractère sombre de l’avenir. Il ignorait encore la signification de l’autodiscipline,
et avait accepté sans peine toute cette sanglante catastrophe.
Or, voici que par hasard il était
tombé sur un vraiment gros morceau : Tsujikazé Temma, le chef des pillards !
Il s’agissait là du genre d’adversaire qu’il avait brûlé de rencontrer à
Sekigahara.
— Lâche ! cria-t-il.
Accepte le combat !
Takezō courait comme un
éclair à travers le champ noir comme la poix, sans cesser de lancer des
injures. A dix pas devant lui, Temma fuyait comme s’il avait eu des ailes. Les
cheveux de Takezō se dressaient littéralement sur sa tête, et le vent gémissait
à ses oreilles. Il était heureux – il n’avait jamais été aussi
heureux de sa vie. Plus il courait, plus il se rapprochait de la pure extase
animale.
Il bondit sur le dos de Temma. Le
sang jaillit à l’extrémité du sabre de bois, et un cri terrifiant perça le
silence nocturne. La lourde carcasse du pillard tomba au sol comme une masse de
plomb, et se retourna. Le crâne avait volé en éclats ; les yeux étaient
exorbités. Après encore deux ou trois coups violents portés au corps, des côtes
brisées transperçaient la peau.
Takezō leva le bras pour
essuyer le flot de sueur qui lui coulait du front.
— ... Alors, te voilà
content, capitaine ? demanda-t-il, triomphant. Il reprit nonchalamment le
chemin de la maison. Un observateur non prévenu aurait pu croire qu’il revenait
de sa promenade du soir, sans le moindre souci en tête. Il se sentait libre,
sans remords, sachant que si l’autre avait gagné, lui-même serait couché
là-bas, mort et solitaire.
Des ténèbres jaillit la voix de
Matahachi :
— C’est toi, Takezō ?
— Oui, répondit-il
sourdement. Qu’est-ce qu’il y a ?
Matahachi courut à lui pour
annoncer, hors d’haleine :
— J’en ai tué un ! Et
toi ?
— J’en ai tué un, moi aussi.
Matahachi leva son sabre, trempé
de sang jusqu’à la garde. Bombant le torse avec orgueil, il déclara :
— Les autres ont pris la
fuite. Ces salauds de voleurs ne valent pas grand-chose au combat ! Pas de
tripes ! Ne sont courageux que devant les cadavres, ha ! ha ! ha !
Vont très bien ensemble, que je dirais, ha ! ha ! ha !
Tous deux, tachés de sang, étaient
aussi satisfaits qu’une paire de chatons bien nourris. Bavardant gaiement, ils
se dirigèrent vers la lampe qui brillait au loin, Takezō avec son bâton ensanglanté,
Matahachi avec son sabre sanglant.
Un cheval égaré passa la tête par
la fenêtre, et inspecta la maison. Son ébrouement réveilla les deux dormeurs.
En maudissant l’animal, Takezō lui donna une bonne claque sur les
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