La pierre et le sabre
travers le seuil sa tête impassible.
Comme Takezō refusait de lui flatter les naseaux, il se rendit d’un pas
nonchalant à l’évier, et se mit à lécher paresseusement des grains de riz qui s’y
étaient collés.
La fête des fleurs
Au XVII e siècle, la grand-route du Mimasaka était une voie de communication majeure.
Partie de Tatsuno, dans la province de Harima, elle serpentait à travers une
région que l’on décrivait proverbialement comme « une montagne après l’autre ».
Pareille aux poteaux qui délimitaient Mimasaka et Harima, elle suivait une
série de crêtes qui semblaient sans fin. Les voyageurs qui passaient le col de
Nakayama voyaient à leurs pieds la vallée de la rivière Aida, où, souvent à
leur surprise, ils distinguaient un village de bonne taille.
En réalité, plutôt qu’un véritable
village, Miyamoto n’était qu’un éparpillement de hameaux. Un groupe de maisons
longeait les berges de la rivière ; un autre se pelotonnait plus haut dans
les collines ; un troisième se dressait parmi des champs plats, pierreux
et par conséquent difficiles à labourer. Tout compte fait, il s’agissait d’un
nombre de maisons substantiel pour une agglomération rurale de l’époque.
Jusqu’à l’année précédente environ,
le seigneur Shimmen, d’Iga, avait tenu un château à un kilomètre en amont de la
rivière – un château qui pour être petit n’en recevait pas moins un
afflux régulier d’artisans et de commerçants. Plus au nord, il y avait les
mines d’argent de Shikozaka, alors un peu épuisées, mais qui avaient autrefois
attiré des mineurs venus de loin.
Les voyageurs qui allaient de
Tottori à Hemeji, ou de Tajima par les montagnes à Bizen, empruntaient
naturellement la grand-route. Tout aussi naturellement, ils faisaient étape à
Miyamoto, lequel avait l’aspect exotique d’un village visité souvent par les
natifs de plusieurs provinces, — village qui non seulement s’enorgueillissait d’une
auberge, mais d’un magasin d’habillement. Il abritait aussi un essaim de belles
de nuit qui, la gorge poudrée de blanc comme c’était la mode alors, rôdaient
devant leur lieu de travail comme des chauves-souris blanches. Telle était la
ville que Takezō et Matahachi avaient quittée pour aller à la guerre.
En regardant les toits de
Miyamoto, Otsū, assise, rêvait. C’était un petit bout de femme au teint
clair, aux cheveux noirs et lustrés. Fine d’attaches, les membres frêles, elle
avait un air ascétique, presque éthéré. A la différence des robustes et rougeaudes
filles de ferme qui travaillaient en bas dans les rizières, Otsū avait les
gestes délicats. Elle marchait avec grâce, son cou de cygne bien droit, la tête
haute. Maintenant, perchée au bord du portique du temple de Shippōji, elle
avait la perfection d’une statuette de porcelaine.
Enfant trouvée, élevée dans ce
temple de la montagne, elle y avait acquis une charmante réserve, rare chez une
fille de seize ans. Son isolement par rapport aux autres filles de son âge et
par rapport au monde ordinaire avait donné à son regard une expression grave et
contemplative qui avait tendance à rebuter les hommes habitués aux femmes
frivoles. Matahachi, son fiancé, n’avait qu’un an de plus qu’elle, et depuis qu’il
avait quitté Miyamoto avec Takezō l’été précédent, elle était sans
nouvelles. Jusqu’aux premier et second mois de la nouvelle année, elle avait
ardemment attendu un mot de lui ; mais voici qu’arrivait le quatrième
mois. Elle n’osait plus espérer.
Elle leva paresseusement les yeux
vers les nuages, et une pensée se fit jour avec lenteur : « Cela fera
bientôt une année entière. La sœur de Takezō n’a pas non plus de nouvelles
de lui. Il serait fou de ma part de croire que l’un ou l’autre soit encore en
vie. » De temps à autre, elle disait cela à quelqu’un, l’espoir au cœur,
en suppliant presque, de la voix et des yeux, l’autre personne de la
contredire, de lui dire de ne pas renoncer. Mais nul ne faisait attention à ses
soupirs. Pour ces villageois terre à terre, déjà habitués à l’occupation du
modeste château de Shimmen par les troupes de Tokugawa, il n’y avait au monde
aucune raison de croire qu’ils vivaient encore. Pas un seul membre de la
famille du seigneur Shimmen n’était revenu de Sekigahara, mais c’était tout
naturel. Il s’agissait de samouraïs ; ils avaient perdu. Ils
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