La pierre et le sabre
absent ?
— Que n’ai-je pu me rendre à
son chevet sitôt que j’ai appris sa maladie ! Mais il se trouvait à
Kōzuke, à des centaines de kilomètres de Suō. Et puis ma mère a fini
par mourir presque en même temps, ce qui ne m’a pas permis d’assister à ses
derniers moments.
Des nuages cachèrent le soleil, ce
qui donna au ciel entier une teinte grisâtre. Le bateau se mit à rouler,
embarquant de l’écume.
Le jeune homme poursuivit son
histoire sentimentale, dont l’essentiel était qu’il avait fermé la résidence
familiale du Suō, et, par un échange de lettres, convenu de rencontrer son
ami Tenki à l’équinoxe de printemps. Il était peu vraisemblable que Jisai, qui
n’avait pas de parents proches, eût laissé beaucoup de biens ; mais il
avait confié à Tenki un peu d’argent pour le jeune homme, en même temps que le
certificat et le recueil de secrets. Jusqu’à leur rencontre au jour fixé sur le
mont Hōraiji dans la province de Mikawa, à mi-parcours entre Kōzuke
et Awa, Tenki était censé faire un voyage d’étude. Le jeune homme lui-même se
proposait de passer le temps à Kyoto, à étudier et visiter la ville. Ayant
terminé son histoire, il se tourna vers Tōji pour demander :
— ... Vous êtes d’Osaka ?
— Non, je suis de Kyoto.
Durant un moment, tous deux
gardèrent le silence, distraits par le bruit des vagues et de la voile.
— ... Alors, vous avez l’intention
de faire votre chemin dans le monde grâce aux arts martiaux ? demanda Tōji.
Bien que cette remarque fût en
elle-même assez innocente, l’expression de Tōji révélait une
condescendance frisant le mépris. Depuis longtemps, il était exaspéré par ces
jeunes hommes d’épée vaniteux qui se vantaient partout de leurs certificats et
de leurs recueils de secrets. D’après lui, il ne pouvait y avoir autant d’hommes
d’épée émérites. Lui-même, depuis près de vingt ans à l’école Yoshioka, n’était-il
pas encore un simple disciple, bien que très privilégié ?
Le jeune homme changea de
position, et regarda intensément l’eau grise.
— Kyoto ? dit-il, puis,
se tournant vers Tōji de nouveau : Il paraît qu’il y a là un homme
appelé Yoshioka Seijūrō, fils aîné de Yoshioka Kempō. Est-il
toujours en activité ?
Tōji était d’humeur un peu
taquine.
— Oui, se borna-t-il à
répondre. L’école Yoshioka semble florissante. L’avez-vous visitée ?
— Non, mais quand je serai à
Kyoto j’aimerais avoir une rencontre avec ce Seijūrō pour me rendre
compte de sa force.
Tōji toussa pour dissimuler
un éclat de rire. Il en venait de plus à détester la présomptueuse confiance en
soi du jeune homme. Bien sûr, il ne pouvait connaître la place occupée au sein
de l’école par Tōji ; mais s’il devait la découvrir, nul doute qu’il
regretterait ce qu’il venait de dire. La face grimaçante et le ton méprisant, Tōji
demanda :
— Et vous croyez, je suppose,
que vous vous en tireriez indemne ?
— Pourquoi non ?
répliqua l’adolescent.
Maintenant, c’était lui qui avait
envie de rire, et il ne s’en priva pas.
— ... Yoshioka possède une
grande maison et jouit d’un grand prestige, ce qui me donne à penser que Kempō
devait être un grand homme d’épée. Mais on dit qu’aucun de ses deux fils ne
vaut grand-chose.
— Comment pouvez-vous en être
aussi sûr avant de les avoir effectivement rencontrés ?
— Eh bien, c’est là ce que
disent les samouraïs dans les autres provinces. Je ne crois pas tout ce que l’on
me raconte, mais presque tout le monde semble penser que la Maison de Yoshioka
finira avec Seijūrō et Denshichirō.
Tōji brûlait de dire à l’adolescent
de tenir sa langue. Il songea même un instant à révéler son identité ;
mais c’eût été perdre la face. Avec toute la retenue dont il était capable, il
répondit :
— A notre époque, les
provinces paraissent pleines de messieurs Je-sais-tout ; aussi ne
serais-je pas surpris que l’on y sous-estimât la Maison de Yoshioka. Mais
parlez-moi davantage de vous. Ne disiez-vous pas tout à l’heure que vous aviez
trouvé un moyen de tuer des hirondelles à la volée ?
— Oui, je l’ai dit.
— Et vous l’avez fait avec
cette grosse et longue épée ?
— Exact.
— Eh bien, si vous en êtes
capable, il devrait vous être facile d’abattre une des mouettes qui descendent
sur le navire.
L’adolescent ne répondit
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