La pierre et le sabre
grand-mère... dit Otsū,
apaisante.
— Quoi ? aboya Osugi,
nullement apaisée.
— Je crois que si nous
allions chez Ogin, nous aurions des chances d’y trouver Takezō.
La vieille se détendit un peu.
— Peut-être as-tu raison.
Elle est sa sœur, et il n’y a vraiment personne d’autre, dans ce village, qui l’accepterait
chez soi.
— Alors, allons voir, nous
deux toutes seules.
Osugi regimba :
— Je ne vois pas pourquoi je
ferais ça. Elle avait beau savoir que son frère avait entraîné mon fils à la
guerre, pas une seule fois elle n’est venue me présenter ses excuses ou ses respects.
Et maintenant qu’il se trouve de retour, elle n’est même pas venue me le dire.
Je ne vois pas pourquoi je devrais l’aller voir. C’est dégradant. Je l’attendrai
ici.
— Mais il ne s’agit pas d’une
situation ordinaire, répliqua Otsū. D’autre part, l’essentiel, au point où
nous en sommes, est de voir Takezō dès que possible. Il faut absolument
savoir ce qui s’est passé. Oh ! je vous en prie, grand-mère, venez. Vous n’aurez
rien à faire. Si vous le souhaitez, je me chargerai de toutes les politesses.
A contrecœur, Osugi se laissa
convaincre. Bien sûr, elle brûlait tout autant qu’Otsū d’apprendre ce qui
se passait, mais elle eût préféré mourir que de demander quoi que ce fût à une
Shimmen.
La maison était distante d’environ
un kilomètre et demi. Pareils à la famille Hon’iden, les Shimmen étaient des gentilshommes
campagnards, et les deux maisons descendaient, à maintes générations en
arrière, du clan Akamatsu. Situées de part et d’autre de la rivière, elles
avaient toujours tacitement reconnu le droit à l’existence l’une de l’autre,
mais leur intimité se bornait là.
En arrivant au portail du devant,
elles le trouvèrent clos, et les arbres étaient si épais que l’on ne pouvait
distinguer aucune lumière. Otsū se disposait à faire le tour vers la porte
de derrière, mais Osugi stoppa net avec un entêtement de mule.
— Je ne crois pas qu’il soit
décent, pour le chef de famille Hon’iden, de pénétrer par la petite porte dans
la résidence des Shimmen. C’est dégradant.
Voyant qu’elle n’en démordrait
pas, Otsū se dirigea seule vers l’entrée de derrière. Bientôt, une lumière
apparut derrière le portail, tout près. Ogin en personne était venue accueillir
la femme plus âgée qui, soudain passée de l’état de commère qui laboure les
champs à celui de grande dame, s’adressa d’un ton altier à son hôtesse :
— Pardonnez-moi de vous
déranger à cette heure tardive, mais je viens pour une affaire qui ne souffrait
absolument pas d’attendre. Que c’est aimable à vous de venir ainsi m’accueillir !
Passant majestueusement devant
Ogin afin de pénétrer dans la demeure, elle alla droit à la place d’honneur,
devant l’alcôve, comme une envoyée des dieux. Assise avec fierté, la silhouette
encadrée par un rouleau pendu au mur et par un arrangement floral, elle daigna
agréer les plus sincères paroles de bienvenue d’Ogin.
Ces civilités une fois terminées,
Osugi alla droit au but. Son sourire factice disparut ; elle foudroya du
regard la jeune femme qu’elle avait devant elle.
— On m’a dit que le jeune
démon qui habite cette maison était rentré sournoisement. Veuillez aller me le
chercher.
Osugi avait beau être célèbre pour
sa langue acérée, cette méchanceté sans fard causa un certain choc à la douce
Ogin.
— De quel « jeune démon »
voulez-vous parler ? demanda Ogin en se contenant visiblement.
Pareille au caméléon, Osugi
changea de tactique :
— Ma langue a fourché, je
vous l’assure, dit-elle en riant. Les gens du village l’appellent ainsi ;
je les aurai imités. Le « jeune démon », c’est Takezō. Il se
cache ici, hein ?
— Mon Dieu, non, répondit
Ogin avec un étonnement sincère. Gênée d’entendre son frère traité de la sorte,
elle se mordit la lèvre.
Otsū, la prenant en pitié,
lui expliqua qu’elle avait reconnu Takezō à la fête. Puis, pour essayer de
l’apaiser, elle ajouta :
— Curieux, n’est-ce pas, qu’il
ne soit pas venu droit ici ?
— C’est pourtant le cas, dit
Ogin. J’ignorais tout de cela. Mais s’il est de retour, comme vous le dites, je
suis sûre qu’il va frapper à la porte d’un moment à l’autre.
Osugi, cérémonieusement assise à
terre sur le coussin, les jambes bien reployées
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