La pierre et le sabre
voilèrent de larmes. Elle se retourna
lentement, comme si elle se fût attendue à voir son fils debout derrière elle.
Ne voyant personne, elle revint à
sa position première.
— Heita, dit-elle soudain,
continue à cueillir ces feuilles de mûrier.
— Où vas-tu ?
— A la maison. Si Takezō
est de retour, Matahachi doit l’être aussi.
— Je viens aussi.
— Non, tu ne viens pas. Ne
sois pas assommant, Heita.
La vieille s’éloigna à grands pas,
laissant le petit garçon aussi malheureux qu’un orphelin. La ferme, entourée de
vieux chênes noueux, était vaste. Osugi la dépassa en courant, allant droit à
la grange où travaillaient sa fille et des ouvriers agricoles. Encore à bonne
distance, elle se mit à leur crier de manière assez hystérique :
— Matahachi est rentré à la
maison ? Il est déjà là ?
Saisis, ils la regardaient en
ouvrant de grands yeux comme si elle avait perdu l’esprit. Enfin, l’un des
hommes répondit « non », mais la vieille femme ne parut pas entendre.
On eût dit que dans son état de surexcitation, elle refusait de considérer « non »
comme une réponse. Comme ils continuaient à la regarder avec inquiétude, elle
se mit à les traiter tous de crétins, et à leur expliquer ce qu’elle avait
appris de Heita : si Takezō était rentré, alors Matahachi devait l’être
aussi. Puis, reprenant son rôle de commandant en chef, elle les envoya dans
toutes les directions le chercher. Elle-même resta à la maison où, chaque fois
qu’elle entendait approcher quelqu’un, elle s’élançait au-dehors pour demander
si l’on n’avait pas encore trouvé son fils.
Au coucher du soleil, pas encore
découragée, elle plaça une chandelle devant les tablettes commémoratives des
ancêtres de son mari. Elle s’assit, apparemment abîmée dans la prière, immobile
comme une statue. Puisque tout le monde était encore au-dehors à chercher, il n’y
eut point de repas du soir à la maison, et quand la nuit tomba sans apporter
encore de nouvelles, Osugi finit par bouger. Comme en transe, elle sortit
lentement de la maison jusqu’au portail du devant. Là, debout, elle attendit,
cachée dans les ténèbres. Une lune de pluie brillait à travers les branches des
chênes, et une brume blanche voilait les montagnes spectrales, devant et
derrière la maison. Le parfum douceâtre des fleurs de poirier flottait dans l’air.
Le temps coulait sans que la
vieille femme y prît garde. Puis elle distingua une silhouette qui s’approchait,
longeant le verger aux poiriers. Reconnaissant Otsū, Osugi l’appela, et la
jeune fille accourut vers elle ; ses sandales mouillées collaient à la
terre.
— Otsū ! L’on m’a
dit que tu avais vu Takezō. Est-ce vrai ?
— Oui, je suis sûre que c’était
lui. Je l’ai reconnu dans la foule, devant le temple.
— Tu n’as pas vu Matahachi ?
— Non. Je me suis précipitée
pour interroger Takezō à son sujet, mais quand je l’ai appelé, Takezō
a fait un bond de lièvre effrayé. J’ai rencontré son regard une seconde, et il
a disparu. Il a toujours été bizarre, mais je ne comprends pas pourquoi il s’est
enfui comme ça.
— Enfui ? répéta Osugi,
perplexe.
Elle se mit à rêver là-dessus, et,
tandis qu’elle réfléchissait, un terrible soupçon se forma dans son esprit. Il
devenait clair à ses yeux que le fils Shimmen, ce vaurien de Takezō qu’elle
haïssait tellement pour avoir entraîné son précieux Matahachi à la guerre,
avait encore fait des siennes.
Elle finit par s’écrier d’un ton
menaçant :
— Le misérable ! Il aura
laissé notre pauvre Matahachi mourir quelque part ; après quoi, il sera
furtivement rentré sain et sauf. Un lâche, voilà ce qu’il est !
Osugi se mit à trembler de fureur,
et sa voix s’éleva jusqu’au cri aigu :
— ... Il ne m’échappera pas !
Otsū gardait son calme.
— Oh ! je ne crois pas
qu’il ferait quoi que ce soit de pareil. Même s’il avait réellement dû laisser
là-bas Matahachi, il nous rapporterait à coup sûr un message de lui, ou du
moins un souvenir quelconque.
Otsū paraissait choquée par l’accusation
hâtive de la vieille femme.
Mais Osugi était maintenant
convaincue de la perfidie de Takezō. Elle secoua résolument la tête, et
poursuivit :
— Oh ! que non !
Pas ce jeune démon ! Il n’a pas assez de cœur pour ça. Matahachi n’aurait
jamais dû le fréquenter.
— Voyons,
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