La pierre et le sabre
dix
des soldats se jetaient sur Ogin et se mettaient à la ligoter. Malgré son
héroïque résistance, tout fut terminé en quelques secondes. Ensuite, ils la
jetèrent au sol, et l’assommèrent de coups de pied.
Otsū ne se rappela jamais
quel chemin elle avait pris, mais elle parvint à s’échapper. A peine
consciente, elle courut pieds nus vers le Shippōji dans le brumeux clair
de lune en se fiant totalement à son instinct. Elle qui avait grandi dans un
milieu paisible avait maintenant l’impression que le monde s’effondrait.
Quand elle atteignit le pied de la
colline où se dressait le temple, quelqu’un l’appela. Elle vit une silhouette
assise sur un rocher parmi les arbres. C’était Takuan.
— Grâce au ciel, c’est toi,
dit-il. Je commençais vraiment à m’inquiéter. Tu ne rentres jamais aussi tard.
Quand je me suis rendu compte de l’heure qu’il était, je suis sorti à ta
recherche.
Les yeux à terre, il demanda :
— ... Pourquoi es-tu pieds
nus ?
Il regardait encore les pieds nus
et blancs d’Otsū lorsqu’elle se jeta dans ses bras et se mit à gémir :
— Oh ! Takuan ! C’était
affreux ! Que faire ?
D’un ton calme, il essaya de l’apaiser :
— Là, là... Qu’est-ce qui
était affreux ? Il n’y a pas beaucoup de choses en ce monde qui soient
aussi mauvaises que cela. Calme-toi, et dis-moi ce qui s’est passé.
— Ils ont ligoté Ogin et ils
l’ont emmenée ! Matahachi n’est pas revenu, et maintenant la pauvre Ogin,
si douce et gentille... Ils lui donnaient tous des coups de pied. Oh ! Takuan,
il faut faire quelque chose !
Tremblante et sanglotante, elle s’accrochait
désespérément au jeune moine, la tête contre sa poitrine.
Il était midi par une journée
immobile et humide de printemps ; une brume légère enveloppait le visage
en sueur du jeune homme. Takezō marchait seul dans les montagnes, sans
savoir où il allait. Il avait beau être fatigué presque à n’en plus pouvoir, le
simple bruit d’oiseau qui se posait le mettait sur le qui-vive. Malgré l’épreuve
qu’il avait traversée, son corps couvert de boue retrouvait sa violence
contenue et le pur instinct de survie.
— Les salauds ! Les
brutes ! grondait-il.
En l’absence de cible réelle pour
sa fureur, il fit tournoyer et siffler dans l’air son sabre en chêne noir, et
trancha la forte branche d’un grand arbre. La sève blanche qui jaillit de l’entaille
lui évoqua le lait maternel. Debout, là, il regardait fixement. Sans mère vers
qui se tourner, il n’y avait que solitude. Au lieu de le réconforter, même les
eaux vives et les vagues de collines de son propre pays semblaient se moquer de
lui.
« Pourquoi tous les
villageois sont-ils contre moi ? se demandait-il. A peine me voient-ils qu’ils
me dénoncent à la garde, dans la montagne. A la façon dont ils détalent en m’apercevant,
on me prendrait pour un fou. »
Depuis quatre jours, il se cachait
dans les monts Sanumo. Maintenant, à travers le voile de brume de la
mi-journée, il pouvait distinguer la maison de son père, la maison où sa sœur vivait
seule. Niché dans les vallonnements, juste au-dessous de lui, il y avait le Shippōji ;
le toit du temple dépassait des arbres. Il savait qu’il ne pouvait approcher
aucun de ces deux endroits. Lorsqu’il avait osé s’approcher du temple, le jour
anniversaire du Bouddha, malgré la foule il avait risqué sa vie. En entendant
crier son nom, il n’avait d’autre choix que de fuir. Outre le désir de sauver
sa vie, il savait que si on le découvrait là cela créerait des ennuis à Otsū.
La nuit où il s’était glissé vers
la maison de sa sœur, le hasard avait voulu que la mère de Matahachi s’y
trouvât. Durant un moment, il s’était contenté de se tenir au-dehors à tâcher d’imaginer
comment expliquer l’absence de son compagnon ; mais tandis qu’il regardait
sa sœur à travers une fente de la porte, les soldats l’avaient repéré. Il avait
de nouveau fallu fuir sans avoir eu la possibilité de parler à quiconque.
Depuis lors, il lui semblait de son refuge, dans les montagnes, que les
samouraïs de Tokugawa le surveillaient de très près. Ils patrouillaient sur
toutes les routes qu’il risquait de prendre, cependant que les villageois
avaient formé des équipes de recherche qui battaient les montagnes.
Il se demandait ce qu’Otsū
devait penser de lui, et se mit à la soupçonner de s’être
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