La pierre et le sabre
respectable.
Parmi les applaudissements et les
acclamations, un seul homme émit quelque chose qui ressemblait à un
gémissement. Osugi regarda fixement son gendre. Elle reprit :
— ... Or, l’oncle Gon et moi
sommes l’un et l’autre assez vieux pour nous retirer. Nous sommes l’un et l’autre
d’accord sur tout ce que j’ai juré d’accomplir ; il y est décidé lui
aussi, même s’il faut pour cela passer deux ou trois ans à ne rien faire d’autre,
même s’il faut pour cela sillonner tout le pays. En mon absence, mon gendre me
remplacera comme chef de famille. Pendant ce temps-là, vous devez promettre de
travailler aussi dur que jamais. Je ne veux pas apprendre qu’aucun d’entre vous
néglige les vers à soie ou laisse les mauvaises herbes envahir les champs.
Compris ?
L’oncle Gon approchait de la
cinquantaine ; Osugi avait dix ans de plus. La foule parut hésiter à les
laisser tenter seuls l’aventure : de toute évidence, ils n’étaient pas des
adversaires pour Takezō dans le cas où ils mettraient jamais la main sur
lui. Tous se le représentaient comme un fou capable d’attaquer et de tuer à la
simple odeur du sang.
— Ne vaudrait-il pas mieux
prendre avec vous trois jeunes gens ? suggéra quelqu’un. Cet homme dit que
l’on peut passer à cinq.
La vieille secoua la tête avec
véhémence.
— Je n’ai besoin d’aucune
aide. Je n’en ai jamais eu besoin, et n’en aurai jamais besoin. Ah ! Tout
le monde croit que Takezō est fort, mais il ne m’effraie pas ! Ce n’est
qu’un moutard ; il n’a guère plus de poil sur le corps que lorsque je l’ai
connu au maillot. Je ne suis pas son égale en force physique, certes, mais je
ne suis pas encore gâteuse. Je peux encore vaincre par la ruse un ennemi ou deux.
L’oncle Gon, lui non plus, n’est pas encore sénile... Et maintenant, je vous ai
dit ce que je vais faire, conclut-elle. Et je le ferai. Il ne vous reste plus
qu’à rentrer à la maison ; veillez bien à tout jusqu’à notre retour.
Leur ayant fait signe de filer,
elle se rendit à la barrière. Nul ne tenta de l’arrêter de nouveau. Ils lui
crièrent au revoir, et regardèrent le vieux couple entreprendre son voyage vers
l’est en descendant le flanc de la montagne.
— La vieille a vraiment du
cran, hein ? commenta quelqu’un.
Un autre mit ses mains en
porte-voix pour crier :
— Si vous tombez malade,
prévenez le village !
Un troisième, avec sollicitude :
— Prenez bien soin de vous !
Quand elle eut cessé d’entendre
leurs voix, Osugi se tourna vers l’oncle Gon.
— Nous n’avons absolument
rien à craindre, lui assura-t-elle. De toute façon, nous mourrons avant ces
jeunots.
— Tu as parfaitement raison,
répondit-il avec conviction.
L’oncle Gon gagnait sa vie à
chasser ; mais, plus jeune, il avait été un samouraï qui, si on l’en
croyait, avait pris part à maints combats sanglants. Il avait encore le teint
vermeil et les cheveux aussi noirs que jamais. Son nom de famille était Fuchikawa.
Gon, un diminutif de Gonroku, son prénom. En sa qualité d’oncle de Matahachi,
il éprouvait naturellement beaucoup d’inquiétude au sujet des événements
récents.
— ... Grand-mère... dit-il.
— Oui ?
— Tu as eu la prévoyance de t’habiller
pour la route, mais je ne porte que mes vêtements de tous les jours. Il va
falloir que je m’arrête quelque part pour me procurer des sandales et un chapeau.
— Il y a une maison de thé à
peu près à mi-pente de cette colline.
— Vraiment ? Ah !
oui, je me souviens. On l’appelle bien la maison de thé Mikazuki, n’est-ce pas ?
Je suis sûr qu’ils auront ce qu’il me faut.
En arrivant à la maison de thé,
ils eurent la surprise de constater que le soleil se couchait. Ils avaient cru
avoir devant eux plus d’heures de jour étant donné que les journées augmentaient
à l’approche de l’été – plus de temps à consacrer à leurs recherches
en ce premier jour passé à la poursuite de leur honneur familial perdu.
Ils prirent le thé et se
reposèrent un moment. Puis, en réglant l’addition, Osugi déclara :
— Takano est trop éloigné
pour que nous y arrivions avant la nuit. Nous devrons nous contenter de dormir
sur ces nattes malodorantes, à l’auberge de Shingū ; pourtant, mieux
vaudrait ne pas dormir du tout.
— Nous avons plus que jamais
besoin de sommeil. Allons, dit Gonroku en se levant et en prenant le
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