La pierre et le sabre
leur fallait des directives ; aussi restaient-ils
plantés là, anxieux, à attendre qu’Osugi parût et leur donnât des ordres.
— Grand-mère, finit par crier
quelqu’un, n’avez-vous pas appris la nouvelle ?
— J’arrive dans une minute,
répondit-elle. Taisez-vous, tous, et attendez-moi.
Osugi fut vite à la hauteur des
circonstances. Quand elle se fut rendu compte que l’affreuse nouvelle devait
être vraie, son sang ne fit qu’un tour, mais elle parvint à se dominer assez
pour s’agenouiller devant l’autel familial. Après avoir en silence formulé une
prière de supplication, elle releva la tête, rouvrit les yeux et se retourna.
Calmement, elle sortit d’un tiroir de l’armoire aux sabres une arme qu’elle
chérissait. Ayant déjà revêtu une tenue qui convenait à une chasse à l’homme,
elle glissa dans son obi le court sabre, et se rendit au vestibule où elle laça
bien serré ses sandales autour de ses chevilles.
Le silence respectueux qui l’accueillit
lorsqu’elle s’approcha du portail montrait clairement que l’on savait pourquoi
elle était ainsi habillée. La vieille entêtée ne plaisantait pas ; elle
était plus que disposée à venger l’insulte faite à sa maison.
— ... Tout ira bien,
annonça-t-elle d’un ton sec. Je rattraperai moi-même cette effrontée, et
veillerai à ce qu’elle reçoive le châtiment qu’elle mérite.
Déjà elle trottait sur la route,
quand une voix s’éleva de la foule :
— Si la vieille y va, nous
devrions y aller nous aussi.
Tous les parents, tous les
ouvriers agricoles emboîtèrent le pas à la vaillante douairière. Ils s’armèrent
en chemin de bâtons, se taillèrent en hâte des lances de bambou, et marchèrent
droit vers le col de Nakayama sans même s’arrêter pour se reposer en route. Ils
y parvinrent peu avant midi pour constater qu’ils arrivaient trop tard.
— Nous les avons laissés
filer ! cria un homme.
La foule bouillait de colère. Pour
ajouter à sa déception, un douanier vint lui signifier qu’un groupe aussi
nombreux ne pouvait traverser la frontière.
L’oncle Gon s’avança pour s’efforcer
de fléchir le préposé en décrivant Takezō comme un « criminel »,
Otsū comme une « mauvaise fille » et Takuan comme un « fou ».
— Si nous renonçons
maintenant, expliqua-t-il, cela souillera le nom de nos ancêtres. Jamais plus
nous ne pourrons marcher la tête haute. Nous serons la risée du village. La
famille Hon’iden risque même de devoir abandonner sa terre.
Le préposé assura qu’il comprenait
leurs ennuis mais ne pouvait rien faire pour eux. Le règlement est le
règlement. Peut-être pouvait-il faire une demande à Himeji, et leur obtenir une
autorisation spéciale de traverser la frontière, mais cela prendrait du temps.
Osugi, après avoir conféré avec
ses parents et fermiers, demanda au préposé :
— Dans ce cas, une raison
quelconque s’oppose-t-elle à ce que deux d’entre nous, moi-même et l’oncle Gon,
passions la frontière ?
— On autorise jusqu’à cinq
personnes.
Osugi acquiesça du chef. Puis, au
lieu de leur faire des adieux émus, elle rassembla sa suite avec beaucoup de
sens pratique. Ils s’alignèrent devant elle, les yeux fixés sur ses lèvres minces
et ses grandes dents saillantes.
Quand tous eurent fait silence,
elle dit :
— Vous n’avez aucune raison
de vous inquiéter. Avant même notre départ, je prévoyais qu’il arriverait
quelque chose de ce genre. En passant à ma ceinture ce petit sabre, l’un des
plus précieux objets de la famille des Hon’iden, je me suis agenouillée devant
les tablettes commémoratives de nos ancêtres, et leur ai adressé un adieu
solennel. J’ai aussi prononcé deux serments. L’un était que je rattraperais et
punirais l’impudente qui a traîné dans la boue notre nom. L’autre était que je
m’assurerais, dussé-je pour cela perdre la vie, que mon fils Matahachi est bien
en vie. Si tel est le cas, je le ramènerai à la maison pour perpétuer le nom
familial. Je l’ai juré, et je le ferai, même si pour cela je dois lui passer
une corde au cou pour le traîner durant tout le chemin. Il a des obligations
non seulement envers moi et envers les défunts mais aussi envers vous. Alors,
il se trouvera une épouse cent fois supérieure à Otsū, et effacera à tout
jamais cette honte en sorte que les villageois considéreront à nouveau notre
maison comme noble et
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