La pierre et le sabre
de lire les deux caractères qui servent à écrire « Takezō »,
hein ?
— Pourquoi me posez-vous
toutes ces questions ? C’est un ami à vous ?
— Oh ! non. C’était
seulement pour savoir.
— Eh bien, à l’avenir, vous
feriez mieux de vous tenir à distance des endroits où vous n’avez que faire.
Sinon, vous risquez vraiment d’avoir des ennuis, un de ces jours.
Sur cette mise en garde, l’homme
prit ses jambes à son cou.
Matahachi se mit à longer
lentement le fossé obscur, en s’arrêtant de temps à autre pour regarder les
étoiles. Il ne semblait avoir aucune destination précise.
« C’est lui, tout compte fait !
conclut-il. Il doit avoir changé son nom en celui de Musashi, et être devenu
escrimeur. Je suppose qu’il est bien différent de ce qu’il était. » Il
glissa les mains dans son obi, et se mit à donner des coups de pied dans une
pierre. A chaque coup de pied, il avait l’impression de voir en face de lui le
visage de Takezō.
« Le moment est mal choisi,
marmonnait-il. J’aurais honte qu’il me voie tel que je suis devenu. J’ai assez
d’amour-propre pour ne pas vouloir être méprisé par lui... Pourtant, si cette
bande de l’Ecole Yoshioka le rattrape, ils sont capables de le tuer. Je me
demande où il est. Je voudrais du moins l’avertir. »
Rencontre et retraite
Le long du chemin pierreux qui
montait vers le temple de Kiyomizudera se dressait une rangée de maisons
misérables ; leurs toits de planches s’alignaient comme des dents cariées ;
elles étaient si vieilles que la mousse couvrait leurs auvents. Sous le chaud
soleil de midi, la rue puait le poisson salé qui grillait sur du charbon de
bois.
Un plat vola à travers le seuil d’une
des masures, et se brisa en mille morceaux dans la rue. Un homme d’une
cinquantaine d’années, apparemment un artisan quelconque, roula dehors à sa
suite. Sur ses talons venait sa femme, pieds nus, la tignasse hirsute, les
mamelles pendantes comme des pis de vache.
— Qu’est-ce que tu racontes,
espèce de paltoquet ? criait-elle d’un ton suraigu. Tu t’en vas, tu
laisses ta femme et tes enfants crever de faim, et puis tu rappliques en
rampant comme un ver !
A l’intérieur de la maison, on
entendait pleurer des enfants ; non loin de là, un chien hurlait. La femme
rattrapa l’homme, l’empoigna par son toupet de cheveux, et se mit à le rosser.
— ... Et maintenant, où
crois-tu que tu vas aller, vieil imbécile ?
Des voisins accoururent pour
tâcher de rétablir l’ordre.
Musashi sourit ironiquement, et se
retourna vers le magasin de céramique. Depuis quelque temps, avant que n’éclatât
cette scène de ménage, il se tenait devant la boutique à regarder les potiers
avec une fascination puérile. Les deux hommes, à l’intérieur, n’étaient pas
conscients de sa présence. Les yeux rivés à leur ouvrage, ils semblaient entrés
dans l’argile, en faire partie. Leur concentration était totale.
Musashi eût aimé travailler l’argile.
Depuis l’enfance, le travail manuel lui plaisait ; il croyait qu’il aurait
su tout au moins fabriquer un simple bol à thé. Or, à ce moment précis, l’un
des potiers, un homme qui approchait de la soixantaine, commença à en façonner
un. Musashi, observant l’adresse avec laquelle il mouvait ses doigts et marnait
sa spatule, constata qu’il avait surestimé ses propres capacités. « Quelle
technique il faut pour faire une pièce aussi simple que celle-là ! »
se dit-il avec émerveillement.
En ce temps-là, il éprouvait
souvent une admiration profonde pour le travail d’autrui. Il s’apercevait qu’il
respectait la technique, l’art, et même l’aptitude à bien accomplir une tâche
simple, surtout s’il s’agissait d’un talent que lui-même ne possédait pas.
Dans un coin de la boutique, sur
un comptoir de fortune fait d’un vieux panneau de porte, se dressaient des
rangées d’assiettes, de jarres, de coupes à saké, de cruches. On les vendait
comme souvenirs, pour la misérable somme de vingt à trente pièces de monnaie, à
des gens qui montaient au temple et en redescendaient. Le caractère humble de
la cabane en planches formait un saisissant contraste avec la ferveur des
potiers voués à leur tâche. Musashi se demandait s’ils avaient toujours assez à
manger. La vie, à ce qu’il paraissait, n’était pas aussi facile qu’elle le
semblait parfois.
Devant l’habileté, le
Weitere Kostenlose Bücher