La pique du jour
lui lièrent les mains. Sur
un autre signe, un des sergents repoussa le judas, reverrouilla l’huis et,
l’épée à la main, demeura à côté du portier pour garder, j’imagine, qu’on le
vînt délivrer derrière notre dos. Tout cela étant fait fort vivement, sans
donner de la voix, Lugoli nous ordonna de la main de le suivre.
— À cette heure, me dit-il sotto voce, les bons
pères jésuites sont au réfectoire, et nous allons leur souhaiter bonne pitance
et digestion.
Lugoli n’irrupta pas dans le réfectoire. Il y pénétra avec
un sourire poli et le chapeau à la main, tandis que ses sergents, avec
célérité, mais sans courir, allèrent se poster devant les deux portes et les
fenêtres.
— Mes Révérends Pères, dit Lugoli avec un salut, je
suis au désespoir de troubler votre collation, mais ayant appris hier de source
certaine que vous étiez en possession d’un gros rubis appartenant à celle des
couronnes de Saint-Denis qui fut portée à la monnaie en 1590 sur le
commandement de M. le duc de Nemours, je suis venu céans quérir de vous de
le restituer, cette pierre appartenant au patrimoine de nos rois.
Cette déclaration fut accueillie par un profond silence et
sans qu’aucun des pères branlât sur son banc ou même levât l’œil de dessus son
écuelle. À mon sentiment, ils étaient environ une trentaine autour de la longue
table conventuelle, les uns chauves, les autres chevelus, mais nul d’entre eux
tonsuré à la façon des moines et portant tous la soutane comme des prêtres.
— Mes Révérends Pères, m’avez-vous ouï ? dit
Lugoli, toujours d’un ton aussi poli, mais avec un petit coup de fouet dans la
voix.
— Monsieur, dit un des pères qui, assis au bout de la
table, paraissait la présider, votre démarche me surprend assez et j’aimerais
savoir de votre bouche si M. d’O en est informé.
— M. le Gouverneur de Paris, dit Lugoli sur le ton
du plus grand respect, mais une petite lueur passant dans son œil bleu qui ne
me parut pas des plus bénignes, n’a pas eu à en connaître. Je reçois mes
commandements du roi. Mes Révérends Pères, reprit-il au bout d’un moment,
j’attends votre bon plaisir.
À cela, le père qui avait jà parlé ne répondit ni mot ni
miette, mais poursuivit sa repue comme si Lugoli, tout soudain, était devenu
transparent. Ce père dont j’appris plus tard qu’il s’appelait Guéret, avait une
tête fort belle, longue et fine, les yeux profondément enfoncés dans les
orbites et un grand front.
— Touchant ce rubis, dit tout d’un coup un des pères
d’une voix rude, nous ne savons pas seulement de quoi vous parlez.
Cette remarque parut donner quelque mésaise au père Guéret
qui jeta audit père un œil mécontent et pinça les lèvres.
— En ce cas, mes Révérends Pères, dit Lugoli, force va
m’être de vous consigner céans et de fouiller vos cellules une à une.
Encore que les pères s’appliquassent à rester quiets, cois
et imperscrutables, l’œil baissé et la face penchée sur leur écuelle, il me
sembla discerner en eux comme un frémissement à ces mots, et Lugoli le dut
sentir aussi, car loin de briser le premier le silence comme il avait fait jusque-là,
il le laissa durer. Et il n’erra point, car après une bonne minute de cette
attente – minute qui est courte sur le papier, mais qui me parut longue,
vécue dans la tension qui régnait entre les religieux et nous, un des pères,
levant le nez, parla ; j’appris plus tard qui c’était dans un prédicament
fort dramatique pour lui où sa mauvaise fortune, pourtant bien méritée, ne me
laissa pas impiteux, maugré la mauvaise dent que je lui gardais pour avoir
tenté de m’estranger de ma jolie duchesse. Ledit jésuite – Guignard, pour
l’appeler par son nom – était fort noir de poil et de peau, le teint si
bistre qu’il paraissait presque mauresque, l’œil sombre, brillant et plein
d’esprit, les traits forts, la physionomie lourde, mais sans rien de bas dans
la mine.
— Monsieur le Prévôt, dit-il d’une voix basse et
mélodieuse, après avoir consulté de l’œil le père Guéret, celui d’entre nous
qui vient de parler, n’a péché que par ignorance. Il ne s’encontrait point
parmi nous en 1590, quand notre compagnie a acquis, sans en connaître la
provenance, un rubis, d’une dame qui se disait veuve, chargée d’enfants et tout
à plein impécunieuse. Le barguin que nous avons fait alors s’inspirait
Weitere Kostenlose Bücher