La pique du jour
vous épier, puisque votre prince et le grand-duc de Toscane
sont amis. Oubliez-vous que je suis florentin ?
Ventre Saint-Antoine ! me dis-je, quand Alfonso fut
départi, voilà qui me doit inspirer quelque petite réflexion : à peine
advenu à Rome, je suis suivi par le sieur Vincenti qui s’encontre céans bien à
point pour me louer le palais du cardinal toscan qui l’emploie. Le lendemain,
un mendicante attitré dudit cardinal, « orne » ma porte, comme
il dit, et n’a de cesse qu’il ne me conduise à vivre « très à
l’étourdie », comme précisément Giustiniani me l’a recommandé, et admet
qu’il « veille » sur moi, toutefois s’absentant dès qu’il pleut. Et
tout en veillant sur moi, les Toscans, pour protéger d’Ossat, me compromettent
aux yeux des Espagnols en me présentant au pape. Or, sachant les liens de mon
maître avec eux, qui se reposent sur lui pour les sauver des appétits de
Philippe II, je ne peux que je ne croie que leur intérêt pour moi est
amical, mais je ne peux manquer de souhaiter que leur déportement à mon endroit
soit un petit peu moins tortueux. Rien, du reste, n’est clair en ma mission, de
toutes celles que j’ai eues à accomplir, la plus embrouillassée de nœuds et la
plus tantalisante aussi : car me voici en ville étrangère avec mission
d’observer, sans vraiment comprendre ce que j’observe et courant
d’imprévisibles périls sans faire autre chose que d’attendre d’y voir clair,
tandis que d’autres que moi tirent les fils de la négociation. Et à la parfin,
placé comme je le suis dans la mésaise de cet ambigueux prédicament, me voici,
en outre, privé pour deux longs mois au moins de mon Miroul et rebuté par Doña
Clara.
Quand je contai, deux mois plus tard à mon Miroul, ma
présentation à la Signora Teresa, il voulut y discerner le caractère
cérémonieux et théâtral du génie romain. Lequel, dit-il, ne s’est jamais donné
plus librement carrière qu’en ces fastes grandioses du papisme, si fascinantes
pour la populace, si abhorrées des huguenots. Et à vrai dire, si j’osais
comparer – comparaison en soi sacrilégieuse, mais qu’en toute innocence
Alfonso n’avait pas manqué de suggérer – ma présentation à Sua Santita et ma présentation à cette peu sainte dame, je dirais que la seconde ne fut pas
moins rituelle et révérente que la première, et que le théâtre y était tout
aussi présent, encore que s’y mêlât pour Teresa un élément de comédie, lui-même
si italien et si parodique, que ce jour d’hui même je ne peux me ramentevoir
cette scène sans sourire.
Le soir qui avait été fixé pour ladite présentation et qui
était la veille du Vendredi Saint, j’ouïs une bonne heure avant l’heure
convenue qu’on toquait à mon huis et, dépêchant Thierry, il me revint dire
qu’un gentilhomme romain bien vêtu, qui disait se nommer Alfonso délia Strada,
quérait l’honneur d’être reçu de moi, et moi, n’en croyant pas mes oreilles au
bruit de ce nom, et lui disant d’introduire mon tardif visiteur, car il était
jà près de six heures, je fus béant de voir apparaître mon mendicante attitré, lequel mon page n’avait point reconnu, tant il était somptueusement
attifuré dans un pourpoint de velours noir qui valait bien cent fois celui que
je lui avais offert. En outre, sa barbe était fort bien taillée, son cheveu
blanc coupé avec art et, n’était la fâcherie de ses yeux et le fait aussi qu’il
ne portait pas d’épée, il eût taillé une figure fort galante.
— Par tous les saints, Alfonso, criai-je, comment te
voilà fait ! Ne crains-tu pas de ruiner ton commerce si on t’encontre si
bien accoutré dans les rues ?
— On ne m’y verra point, Signor Marchese, puisque
je serai en carrosse avec vous, tous rideaux tirés, pour me rendre chez la pasticciera.
— En carrosse, Alfonso ? Mais je n’ai point
de carrosse ! Bien le sais-tu !
— Raison pour quoi je me suis permis d’en louer une
pour vous. Il ne vous en coûtera que deux écus la soirée, Signor Marchese, et
il est digne d’un duc ou d’un cardinal.
— Et pourquoi ce débours ? dis-je, le sourcil
haut.
— Pour ce que cette nuit est la veille du Vendredi
Saint, que les Romains vont processionner par milliers en se dirigeant vers
Saint-Pierre et qu’à notre retour de la pasticciera, il nous faudra
remonter ce flot. À cheval, on ne nous laisserait mie passer. Mais en revanche,
on
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