La Poussière Des Corons
à mon grand étonnement, ces contes qui m’avaient
toujours passionnée me parurent sans intérêt, et même puérils. Avec un mélange
de surprise et de déception, j’ai refermé le livre. Et j’ai compris alors, de
façon définitive, que mon enfance m’avait quittée.
DEUXIÈME PARTIE
(1914-1926)
LA MORT, L’AMOUR, LA VIE
1
J’AVAIS quatorze ans lorsque la guerre fut déclarée.
C’était le premier dimanche d’août. Nous étions occupées, ma
mère et moi, à préparer le repas, et mon père était dans le jardin, lorsqu’un
roulement de tambour nous a attirés dehors. Le maire du village, Gaston Douhet,
un cousin éloigné de mon père, était au milieu de la rue. Tout le monde était
sorti des maisons. Pressentant instinctivement une catastrophe, nous nous
sommes approchés avec appréhension.
Gaston prit dans sa poche un papier, le déplia. Dans un
silence de mort, de sa voix forte, il se mit à lire :
— Ordre de mobilisation générale. Par décret du
président de la République…
Je ne me souviens plus du reste, je n’ai plus entendu la
suite. Mes oreilles se sont mises à bourdonner, et j’ai eu peur. J’avais, ces
derniers temps, si souvent entendu mon père et ses compagnons de travail parler
de la guerre, de la mobilisation, que je savais ce que cela voulait dire. J’ai
levé les yeux vers ma mère, et je l’ai vue tendue, immobile, atterrée. L’angoisse
sculptait son visage et en faisait un masque de suppliciée. C’est quand j’ai vu
les autres remuer que j’ai compris que c’était terminé.
— Viens, Madeleine, me dit ma mère.
Nous avons rejoint mon père, qui était resté appuyé à la
barrière du jardin. Lui aussi avait un visage grave, tendu, crispé.
— Jean, cria ma mère, au bord des sanglots, tu as
entendu ?
— Oui, j’ai entendu. Je m’en doutais, ça devait
finir par arriver. Depuis qu’ils ont tué l’archiduc François-Ferdinand…
Il secoua la tête, avec impuissance et accablement. Il
regarda ma mère, et ils échangèrent un regard torturé.
— De toute façon, soupira mon père, que
pouvons-nous faire ?
Le lendemain 3 août, l’Allemagne déclara la guerre à la
France. Trois jours plus tard, mon père et tous ceux qui, comme lui, était
mobilisés partirent. Nous avions tenu, ma mère et moi, à l’accompagner à la
gare. Contrairement à ce que j’avais cru, le départ se faisait dans l’enthousiasme
et la bonne humeur. Les soldats criaient, riaient, se bousculaient. Avec de
grands gestes et un optimisme contagieux, ils consolaient les femmes qui
pleuraient, et disaient :
— Dans deux mois, on sera revenus ! Ça ne va
pas durer longtemps !
— On va vite les écraser, les Allemands !
— Pas plus de deux mois ! Vous allez voir !
Ils étaient si sûrs d’eux que nous avons fini par les croire.
Pourquoi pas, après tout ? Ils devaient certainement savoir de quoi ils
parlaient.
A l’instant du départ, mon père se pencha vers nous, nous
prit toutes les deux dans ses bras, nous serra très fort contre lui.
— À bientôt, mes chéries, dit-il d’une voix basse et
émue. Je ne serai pas longtemps parti, je reviendrai bientôt. Sois bien sage, hein,
Madeleine ?
J’avais la gorge serrée par une terrible envie de pleurer, et
je n’ai pas pu répondre. Je n’ai pu que hocher la tête. Il me caressa la joue
avec une tendresse infinie, et monta dans le train, avec les autres.
Ils sont partis, le sourire aux lèvres, en chantant. La vue
brouillée par les larmes, j’ai regardé le train s’éloigner, longtemps, jusqu’à
ce qu’il ne fût plus qu’un minuscule point noir à l’horizon. Lorsqu’il eut
complètement disparu, ma mère et moi, serrées l’une contre l’autre, nous sommes
rentrées à la maison.
*
Nous avons dû apprendre à vivre à deux. Au début, l’absence
de mon père fut cruelle, difficile à supporter. Nous essayions de nous
raisonner, nous nous disions :
— Deux mois, ils ont dit deux mois. Prenons
patience, ce sera vite passé.
Mais les mois passèrent, la guerre s’éternisait, et mon père
ne revenait pas. Dans le coron, toutes les femmes se trouvaient dans le même
cas, chacune d’elles avait un père, un frère ou un mari au front. Rares étaient
ceux qui étaient restés. Le père de Charles, pourtant, était de ceux-là. Il
boitait depuis qu’il s’était cassé la cheville, et ne fut pas mobilisé.
— C’est une chance, disait ma mère à
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