La Poussière Des Corons
la connaissions bien, ma mère
et moi. Nous échangions souvent avec elle des patrons, des modèles de robes. Elle
avait été surprise alors qu’elle descendait l’escalier de sa cave avec ses
enfants. L’obus, en tombant sur sa maison, l’avait tuée, ainsi que ses deux
filles. Son petit garçon, âgé de deux ans, était blessé et hurlait, le bras
gauche déchiqueté.
Je restai là, pétrifiée d’horreur, serrant sans m’en rendre
compte le bras de Marie. Les sauveteurs s’activaient, déblayaient, et
heureusement ne découvrirent pas d’autres victimes. La maison voisine était
vide au moment du bombardement. Le médecin, venu lui aussi, pansait le bras de
l’enfant, avant de l’emmener à l’hôpital.
Moi, je regardais cette jeune femme et les deux petites
filles allongées parmi les débris, et je sentais les larmes couler sur mes
joues. Longtemps, j’ai gardé cette vision de cauchemar devant les yeux. J’ai
ainsi découvert, à quinze ans, les horreurs et les réalités de la guerre, et
cela me fut un véritable traumatisme.
Nous apprîmes par la suite qu’il avait fallu couper le bras
de l’enfant. La guerre n’avait pas épargné sa jeune vie, tuant sa mère et ses
sœurs, le condamnant à passer le resté de son existence avec un seul bras.
Les Allemands occupaient une grande partie du Nord et du
Pas-de-Calais. Sur le front, les combats étaient meurtriers. Dans le secteur de
Lorette, ils commencèrent dès février 1915 et durèrent jusqu’en octobre. Souvent,
le bruit sourd du canon nous parvenait. Ma mère et moi nous nous regardions, angoissées.
Finalement, après plusieurs mois de batailles acharnées, les Alliés réussirent
à libérer le plateau, mais ce fut au prix d’énormes pertes.
Nous étions toujours en pays occupé. Les Allemands, qui
avaient de plus en plus besoin de charbon, se mirent à libérer des prisonniers
de guerre afin qu’ils reviennent travailler dans les mines. Pour la plupart d’entre
eux, ce fut contre leur volonté.
Dans les régions non minières, ceux qui n’étaient pas
mobilisés furent arrêtés et envoyés dans des camps de travail. Un cousin de
Pierre, qui était agriculteur dans l’Avesnois, dut accepter un tel sort pour
son fils de seize ans. Le pauvre garçon fut emmené, avec vingt autres, quelque
part derrière le front allemand. Là, sous les coups et les injures, dans la
boue et dans le froid, il devait transporter le ravitaillement des troupes, enterrer
les soldats tués, creuser des tranchées pour l’ennemi, bétonner des abris
exposés au feu de l’artillerie alliée. Il ne revint pas. Pierre, un jour, reçut
une lettre de son cousin annonçant que son fils venait d’être tué « au
service de l’ennemi ».
— C’est une honte, nous dit-il avec révolte, presque
en pleurant. Ce n’était qu’un enfant ! Ils osent s’attaquer à des enfants !
Et nous ne saurons jamais comment il est mort. Est-ce de faim, de privations ?
A-t-il été tué par un Allemand ? Ou bien par un obus français,
pourquoi pas ?
Nous partagions sa révolte, nous aussi. Ainsi, même ceux qui
étaient trop jeunes pour être mobilisés devaient participer à la guerre, en
travaillant pour l’ennemi, et parfois y laisser leur vie… Comment admettre une
telle chose ?
*
Tout l’été, le canon tonna du côté de Lorette. Les
bombardements étaient fréquents, nous obligeant à nous terrer dans la cave. Et
toujours, à l’angoisse que nous ressentions pour nous-mêmes, se mêlait une
autre angoisse, tout aussi douloureuse : celle que nous éprouvions pour
mon père, bien plus exposé que nous.
Nous commencions à manquer de sucre, de beurre, de pain qui,
de plus en plus, ressemblait à du pain de campagne. En deux ans, les prix
avaient doublé. Les hivers étaient les plus durs moments ; celui de 1916
fut très rigoureux. Le charbon manquait, et nous en avions très peu. Souvent, Marie
et moi, nous prenions chacune un sac de toile et nous allions grappiller sur le
terril, essayer de trouver des morceaux de charbon encore combustibles. Juliette,
parfois, venait avec nous. Depuis que les Allemands occupaient la mine et qu’ils
prenaient tout le charbon pour eux, elle était aussi défavorisée que –, nous.
Beaucoup d’autres faisaient de même, et le terril n’était jamais désert. Nous
réussissions à ramasser un » peu de charbon, qui nous permettait d’avoir
chaud un peu plus longtemps. Mais, malgré cela, nous avons
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