La Poussière Des Corons
plus d’une fois
souffert du froid. Et puis, en hiver, la faim se faisait davantage sentir, car
il n’y avait plus rien dans les jardins. Aussi, dès les beaux jours, nous
semions des légumes, le plus possible de légumes, et la moindre parcelle de
terre était précieuse. Ainsi les autres saisons étaient un peu plus faciles à
supporter, car nous avions moins froid et moins faim.
Des mesures furent prises pour l’extinction des feux. Dès
huit heures le soir, il n’y avait plus d’éclairage dans les rues. On nous
fournit des masques contre les gaz toxiques. Il fallut en apprendre le
fonctionnement. Nous devions toujours avoir ce masque à portée de la main, aussi
bien chez nous que dans la rue, et savoir le mettre rapidement en cas d’alerte.
C’était une contrainte de plus.
Mais, pour nous, tout cela était secondaire. Le tourment
incessant que nous éprouvions pour mon père nous était un supplice bien plus
grand.
Nous étions en 1917. Dans le coron, un des camarades de mon
père, parti en même temps que lui, revint. Il avait été blessé et avait dû être
amputé du pied gauche. Après avoir été soigné à l’hôpital des mines, il était
rentré chez lui. Ma mère et moi, comme beaucoup de gens du coron, nous sommes
allées lui rendre visite, lui apporter le réconfort de notre amitié.
Émilienne, sa femme, nous fit entrer dans la chambre. Il
était assis dans le lit, encore pâle et bien maigre. Je fus frappée par son
regard éteint, douloureux, sans vie, le regard de quelqu’un qui revient de loin
et n’arrive pas à oublier. À Émilienne qui nous offrait des chaises, ma mère
dit, d’une voix sourde :
— Je crois bien que je préférerais voir Jean
revenir tout de suite dans un état semblable, plutôt que de continuer à
trembler pour sa vie, jour après jour…
Émilienne hocha la tête, sans un mot. Elle comprenait une
telle réaction, elle avait dû éprouver la même. Son mari, qui avait entendu, dit :
— C’est affreux à avouer, mais même moi, j’ai été
soulagé. J’ai accepté d’avoir un pied en moins, d’être handicapé pour le reste
de ma vie, parce que cela m’a évité de retourner au front…
Il se tut, soupira, reprit :
— Et je n’ai même pas honte de le dire… Mais il
faut avoir vécu dans de telles conditions pour comprendre… C’est inimaginable…
— Et savez-vous, coupa Émilienne, que ce n’est
pas à cause d’une blessure qu’on a dû lui couper le pied ? Raconte, François…
Alors il raconta. Et, en parlant, il s’animait, ses yeux
perdaient leur regard éteint, brillaient d’indignation, de larmes contenues. Il
raconta le calvaire de tous ces soldats, terrés dans des tranchées, alors que
le thermomètre marquait moins vingt degrés. Ils devaient fractionner le pain à
la hache ou à la scie, ils « buvaient » du vin glacé qu’il fallait
couper au couteau dans un seau de toile. Les fusils, les mitrailleuses gelaient,
et il devenait impossible de s’en servir.
— Nous sommes restés des jours et des jours dans
des tranchées remplies de glace. Mes pieds ont gelé. Je ne les sentais plus, j’avais
l’impression qu’ils n’étaient plus là. Dans notre compagnie, il y avait un
Sénégalais. Les Noirs ne supportent pas le froid, c’est bien connu. On l’a
retrouvé un matin, recroquevillé, tout gris. Il était mort pendant la nuit.
— Mon Dieu, c’est affreux, murmura ma mère. Et… dans
quelle région vous trouviez-vous exactement ? demanda-t-elle, pensant à
mon père qui se trouvait d’ans l’Est.
— Dans un endroit appelé le Chemin des Dames, quelque
part dans l’Aisne. C’était sinistre. Tout était déchiqueté, les arbres avaient
été arrachés, la terre n’était faite que de bosses et de trous. Quand est venu
le dégel, ça a été pire encore. Nous pataugions dans une boue humide qui
détrempait nos souliers. Un jour, il a plu, nous avons eu de l’eau jusqu’aux
genoux. Et pas question de sortir du trou, avec les obus qui nous harcelaient
sans arrêt !
Il se tut un moment, remua, bougea ses jambes avec une
grimace.
— Au bout de plusieurs jours, mes pieds, qui
étaient jusqu’alors gelés et insensibles, me firent subitement très mal. Je
voulus me déchausser, mais il me fut impossible d’enlever mes chaussures ;
je dus les couper. Lorsque je vis mes pieds, j’eus peur : ils étaient
violacés, énormes, si gonflés que je ne les reconnus pas. Je souffrais de
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