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La Poussière Des Corons

La Poussière Des Corons

Titel: La Poussière Des Corons Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie-Paul Armand
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en plus, et fus bientôt incapable de les poser par terre. Je ne pouvais que
rester assis, dans la boue. À la fin, c’était tellement insupportable que j’ai
cru devenir fou. Le commandant de compagnie me conseilla d’essayer de rejoindre
l’infirmerie qui était à environ un kilomètre en arrière. Des camarades m’ont
aidé à sortir du trou, et, en rampant sur les genoux, j’avançai dans la boue, lentement,
pendant un temps qui me parut interminable, tandis que des obus tombaient
partout autour de moi.
    Ma mère et moi, silencieuses, atterrées, nous écoutions. Quelles
paroles étaient capables de calmer une si grande souffrance, d’effacer de tels
souvenirs ? Émilienne, à nos côtés, pleurait, reniflait, se mouchait. Et
François continuait :
    — À l’infirmerie, ils m’ont évacué sur l’hôpital. Là, ils
ont soigné mes pieds ; après quelques jours le pied droit a désenflé, s’est
cicatrisé. Mais le gauche est devenu tout noir. Il me faisait si mal que la
nuit je me réveillais en hurlant. Un matin, le médecin-major me dit :
« Il faut le couper, il n’y a pas d’autre solution, la gangrène s’y met. »
Je n’ai pensé, à ce moment-là, qu’à une seule chose : je ne retournerais
pas au front !… Maintenant, quand même, je vois mieux les conséquences de
cette amputation : comment vais-je vivre, ainsi diminué ?
    Émilienne tendit une main vers lui, la posa sur son bras :
    — Nous nous débrouillerons, François, dit-elle. L’important,
c’est que tu sois revenu…
    — Oui, acquiesça ma mère. C’est vrai, François, c’est
ça le plus important.
    Il hocha la tête et ne répondit pas. Je comprenais ses
doutes et son inquiétude : il avait échappé à l’enfer, mais c’était
désormais pour une vie amoindrie, brisée. Et une grande pitié me vint pour lui.
    *
    Depuis le départ de mon père, nos seules joies avaient été
ses lettres. Aux dernières nouvelles, il était toujours dans l’Est, du côté de
Verdun. Il souffrait de l’inconfort, du froid, de la faim car le ravitaillement
se faisait mal. Il ne se plaignait pas, pourtant, mais disait que seuls notre
image et l’espoir farouche de nous retrouver un jour l’aidaient à résister. À notre
tour, nous lui écrivions, lui donnant des nouvelles du coron, et lui envoyant
tout l’amour que nous avions pour lui.
    Ce jour-là, nous venions de relire sa dernière lettre reçue
la veille, dans laquelle il disait ne pas pouvoir se débarrasser de la vermine
qui infestait les tranchées.
    — Mon pauvre Jean, avait gémi ma mère, lui qui se
lavait tous les jours…
    Nous avons rangé la lettre avec les autres, dans le tiroir
du buffet, et nous avons vaqué à nos habituelles occupations. Peu avant midi, ma
mère me dit :
    — Je vais au jardin, chercher des poireaux pour
la soupe. Pendant ce temps, fais chauffer de l’eau.
    J’emplis la marmite d’eau, et je venais de la poser sur le
feu lorsqu’on frappa à la porte d’entrée. Je criai :
    — Oui, entrez !
    Mais rien ne bougea. Cela était si peu habituel que je m’inquiétai.
Si c’était l’une de nos voisines, elle serait entrée aussitôt. C’était
peut-être un Allemand, ou bien… Je n’osai pas penser plus loin. Avec un petit
pincement d’appréhension, j’allai ouvrir. Alors je me figeai. Debout, devant
moi, tortillant entre ses doigts son chapeau d’un air gêné, se tenait Gaston
Douhet, le maire. Je savais ce que cela signifiait, quand il allait rendre
visite à quelqu’un, en cette époque cruelle. Nous en avions eu quelques
exemples, dans le coron. À chaque fois, nous frémissions de crainte en pensant
que cela pouvait nous arriver, à nous aussi.
    C’est pourquoi, dès que j’ai vu son expression, j’ai ; compris.
J’ai senti le sang se retirer de mon visage, me tirant douloureusement la peau,
en bas des joues. Je dus devenir très pâle. Je croisai son regard empli d’une
infinie pitié, et il dut lire dans le mien une telle appréhension, une telle
peur d’apprendre, qu’il ne put le supporter et baissa la tête. Alors, avec la
sensation d’être écrasée par une fatalité cruelle et impitoyable, je reculai, et
il entra. Il me regarda d’un air profondément malheureux, eut un geste fait à
la fois d’impuissance et de rage :
    — Madeleine… Ta mère est là ?
    J’étais, momentanément, hors d’état de répondre. Je perdais
pied, je me sentais partir à la dérive. Dans une brume

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